Philosophie

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samedi 19 décembre 2020


Dissertation rédigée par une élève : "Les hommes pourraitent-ils aimer le travail?"

Excellent devoir : des ref maitrisées, une progression cohérente et riche. C’est dans le genre presque parfait 

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On tendrait à répondre, si la question « Les hommes pourraient-ils aimer le travail ? » venait à se poser, que celui-ci n’a d’abord pas pour vocation d’être apprécié ; il est avant tout le moyen de subsistance de l’homme, qui depuis toujours transforme de ses mains la nature pour assurer sa survie[TN1]  ; telle est d’ailleurs la définition première du travail. On lui associe aussi, depuis longtemps, une connotation négative : le mot français « travail » prend son origine dans le terme latin tripalium, un instrument antique de torture. Son synonyme est labeur, du latin labor, peine, effort. Le travail apparaît donc comme générateur de souffrance : il est fastidieux, rebutant, épuise, et bien que nécessaire nous lui préférons souvent le repos et les loisirs. Le travail semble alors difficilement aimable. On ne peut pourtant nier l’importance de la place qu’il occupe dans nos existences. En effet dans nos sociétés contemporaines, l’homme ne peut être totalement homme s’il n’exerce pas une activité professionnelle qui lui correspond ; il faut absolument se réaliser dans son métier, car sinon on gâche sa vie. Crucial donc, d’aimer son travail. Nous nous trouvons ainsi tiraillés entre cette nature apparemment pénible et désagréable du travail, et cette nécessité qui nous ordonne de l’apprécier malgré tout, tant la place qu’il prend dans nos vies est grande. Mais[TN2]  le travail, n’est-ce pas aussi le plaisir d’être en activité, faire œuvre, et mettre ses forces à l’ouvrage pour surmonter les obstacles ? A ce moment le travail prend sens, et devient indissociable de la vie humaine. Mais si parfois le travail semble nous contrarier dans nos aspirations instinctives, alors que dans d’autres cas il apparaît comme la meilleure activité  de l’existence, c’est en fait un problème ontologique à propos de l’homme qui se pose : La nature humaine nous incline-t-elle en vérité à fuir le travail, ou plutôt à y trouver plaisir?  

Nous tenterons donc de répondre à cette question, en développant notre argumentation en trois temps. Nous commencerons par une réflexion sur cette conception commune, qui veut le travail contraignant et ennuyeux pour l’homme, celui-ci semblant naturellement tendre au repos et à la contemplation.  Mais nous verrons dans un second temps que le prix de la réalisation de notre nature humaine est peut-être cette confrontation à la difficulté que demande le travail, et que par conséquent nous pouvons le rechercher et y trouver plaisir. Nous verrons enfin qu’au-delà des inclinations naturelles, ce sont peut-être les conditions matérielles d’existence du travailleur qui peuvent modaliser son goût, ou son aversion du travail[TN3] .  

 

On a tous déjà connu cette envie de remettre le travail au lendemain, de rêver, s’amuser plutôt que de s’atteler à une tâche difficile ou ennuyeuse. Mais cette vérité du quotidien peut-elle être érigée en loi universelle, valable en chaque instant ? On sait que par nécessité l’homme a toujours été obligé au travail, mais peut-être a-t-il toujours fuit cette activité, lui préférant plutôt les loisirs et le repos. C’est ce qu’affirme Rousseau. Pour lui le travail est contre-nature, parce que l’homme tend par nature vers la paresse et l’inaction. Pourtant l’homme connaît l’utilité du travail, mais cela n’est pas une raison suffisante pour le motiver. On comprend que la passion de l’inaction pour Rousseau[TN4]  fait partie des plus grandes existant chez l’homme. Et même lorsque l’homme commence, en société, à apprécier l’activité, ce n’est pas parce qu’il a pris l’habitude de l’effort, de la difficulté et de la discipline ; c’est qu’il a développé une passion de l’action, qui lui facilite le travail, le porte comme une pente fait rouler une pierre. De la même manière Rousseau affirme que ce n’est pas par la raison et la maîtrise de soi qu’on lutte contre les mauvaises passions, mais plutôt par la passion elle-même : en devenant un homme de feu  on fait lutter sa pitié ou passion du bien, contre ses mauvaises tentations[TN5] . On peut ainsi trouver des stratégies, des moyens habiles qui mènent vers la vertu, mais seulement si l’on a pris conscience de la faiblesse qui est selon Rousseau inhérente à notre nature humaine : cette haine de l’effort, et donc du travail véritable. Dans tous les cas, l’on ne travaille que pour se reposer plus vite, car rien n’est plus fort que la passion de l’inaction. Ici l’amour du travail, semblent carrément incompatibles avec la nature humaine, même si l’on notera qu’il ne considère pas comme impossible une activité humaine constructive. 

Et si le travail est malgré tout inhérent à la condition humaine, il continue d’être considéré comme une désagréable fatalité dans les mythologies du monde Occidental. On sait qu’en effet, le travail y est traditionnellement associé à la pénibilité et, mythologiquement parlant, au châtiment divin. Par exemple dans la Genèse biblique, Adam et sa compagne Eve sont condamnés à quitter le jardin d’Eden et doivent alors travailler, dans tous les sens du terme : Adam et ses descendants devront labourer la terre pour nourrir leur famille, et Eve et ses descendantes devront entrer en travail, en accouchement, pour enfanter. La nature de l’homme était originellement de prospérer dans l’Eden, sans se confronter à aucun effort, et c’est pour cela que notre âme tend toujours à ce repos originel. La punition de Dieu semble alors terrible, puisqu’il nous condamne à une activité que nous détestons tous au long de notre existence. Dans tous les cas, les fruits de la Providence divine ne s’obtiendront plus sans effort. Dans la mythologie grecque, le travail est aussi un châtiment divin, cette fois-ci infligé par Zeus. En effet Prométhée, qui avait pris pitié des hommes, démunis des avantages physiques dont les autres animaux avaient été dotés, dérobe le feu à Zeus pour en faire don aux hommes. Blessé par cette tromperie, celui-ci décide de punir l’humanité en l’obligeant à travailler pour vivre[TN6] .

Dans les cités grecques par la suite, c’est paradoxalement ce labeur, celui qui doit répondre aux besoins de la condition humaine, que le citoyen libre doit absolument fuir s’il veut conserver son humanité. C’est ce qu’explique Hanna Arendt dans son ouvrage Condition de l’homme moderne[TN7] .La nécessité du travail justifiait alors l’existence de l’esclavage, d’individus qui devaient devenir des sous-hommes pour que les quelques citoyens puissent conserver leur dignité, sans s’abaisser aux affaires du monde trivial. La nature humaine ne peut incliner au travail ici, puisque le travail n’est pas l’affaire des vrais hommes. Il n’est pas fait pour trouver son humanité, mais plutôt synonyme de sa disparition. Mais pour les esclaves eux même difficile de croire que la nature puisse les incliner vers un travail si injuste, et la question du goût ou de la fuite ne se pose même pas. Dans la Grèce antique Aristote placera même la vie de contemplation, de réflexion immobile d’un philosophe absorbé, comme supérieure à celle du citoyen actif même s’il n’est pas un esclave qui accomplit les travails les plus concrets. Les commerçants, les artisans mènent « ce genre de vie ignoble et contraire à la vertu » affirme-t-il dans Le politique[TN8] . On retrouve aussi cette hiérarchie absolue entre la vita contemplativa et la vita activa (termes de Hanna Arendt) dans cette histoire de l’évangile de Luc, celle de Marthe et Marie, deux sœurs qui reçoivent Jésus chez elles. Alors que Marthe s’affaire dans la maison, prépare un repas, Marie est assise devant Jésus et ne se lève pas pour aider sa sœur. Marthe s’étonne et lui fait remarquer ; mais Jésus lui fait comprendre que c’est Marie qui est dans la bonne voie, celle de l’écoute et de la contemplation. Elle en revanche s’est située malgré ses bonnes intentions dans la voie inférieure, celle de l’action. On pourrait penser cet extrait de l’Evangile comme un conseil à propos de l’attitude que le croyant se doit d’entretenir avec le Divin. Mais au cours du temps, on en fit l’argument parfait pour dévaloriser les serfs qui vivraient trop bas pour être des individus accomplis, pataugeant dans la réalité matérielle, et se situeraient si loin du Divin car trop occuper à travailler. Le noble lui, peut se réaliser dans sa nature humaine de contemplation car il a relégué le travail aux autres. Comment aimer le travail, et s’aimer en tant que travailleur dans cette vie-là ? Mais cette position est facilement critiquable : on pourrait aussi dire que le noble se complait dans l’oisiveté et la paresse et manque ainsi de se réaliser. 

Car le travail n’est-il pas l’activité qui a le plus élevé l’homme ? Comment penser les civilisations, la culture, les sociétés humaines sans ses travailleurs, ses bâtisseurs ? Car si l’homo faber[TN9]  n’avait ni griffes ni fourrure pour se défendre d’une nature originelle si hostile, c’est bien par l’acquisition de la technique, du feu et des arts dans le mythe de Prométhée, qu’il est parvenu à faire sa place dans le monde. Si tous les hommes sont de nature paresseuse comme l’affirme Rousseau, ils ont en tout cas bien su lutter contre cette passion car le travail semble omniprésent dans la culture humaine. A l’échelle de l’individu, c’est seulement par le travail, qu’on peut surmonter les obstacles intérieurs et extérieurs qui se dressent contre notre idéal de vie. C’est seulement en travaillant dur, en faisant face aux difficultés, qu’on peut se réaliser à plein potentiel. Comment ne pas avoir le goût de cet effort-là, celui qui nous permet en vérité d’accéder à notre véritable humanité ?

 

On peut de cette manière redonner ses lettres de noblesses au travail, et le réassocier à la nature humaine. L’effort qu’il demande est très certainement contraignant pour l’homme, mais cette difficulté donne toute sa saveur à la récompense de cet effort[TN10]  : l’accomplissement de notre humanité. Ici, elle n’est plus une inclination à la paresse contre laquelle il faudrait lutter pour aimer le travail. Kant[TN11]  dans cette idée vient réinterpréter la Genèse. Le devoir du travail n’est plus une punition d’un Dieu de colère, mais acte de miséricorde infinie. En effet qui peut croire qu’Adam et Eve auraient aimé, en temps qu’êtres humains, une vie absolument passive, d’oisiveté ? Ils sont semblables à chacun d’entre nous qui aimons être occupés. Même les paresseux viendraient à s’ennuyer sans le travail ici. Même les Grecs qui reléguaient le travail fastidieux aux esclaves aiment en vérité la vie active : l’activité politique, l’activité sociale, l’activité de l’esprit. Mais la meilleure occupation qui existe dit Kant, c’est le travail, celui qui demande un véritable effort.  C’est par le travail que l’homme s’oublie et devient humble, c’est par le travail que l’homme s’élève en vérité. Ici, la nature profonde de l’homme est réorientée vers l’effort, l’activité. C’est aussi cette idée très forte dans le Protestantisme dont Kant est issu, celle qui veut que le croyant doit faire œuvre comme acte d’adoration pour Dieu. Comment témoigner de sa foi sinon ? « Une foi sans œuvre est une foi morte » (Jacques 2 :17). Dans cette même idée le travail est revalorisé dans le conte philosophique de Voltaire[TN12] Candide. Candide, le personnage principal vit depuis toujours dans un château isolé de l’extérieur avec son maître à penser Pangloss, de philosophie optimiste. Un jour, il décide de partir à la découverte du monde. Guerres, viol, esclavage... tout ce qu’il observe vient fortement malmener ses convictions optimistes. Désabusé, presque nihiliste, il rencontre à la fin de son périple un mystique turc, derviche soufi qui lui fait comprendre l’inutilité de son questionnement philosophique incessant; lui-même, en tant que sage, mène une vie simple, il cultive un jardin. Ainsi le travail devient ici la valeur fondamentale, celle d’une vie humble, sans prétentions métaphysiques.  ‘‘Le travail éloigne de nous trois grands maux : l'ennui, le vice et le besoin.’’ Candide suit donc l’exemple du soufi, cultive à son tour son jardin, et Voltaire dans la dernière ligne de l’ouvrage nous invite à faire de même. 

Mais nous devons également en tant qu’individus qui souhaitent se réaliser dans tout leur potentiel, toutes leurs qualités, travailler sur nous-même. C’est ce que permettent les méthodes actuelles de développement personnel, mais ce qu’évoque aussi l’Islam avec le Jihad, le combat perpétuel contre nous- même et les mauvais penchants de notre égo (nafs[TN13] ) ; cet effort de tous les jours, qui prend aussi le goût d’une victoire de tous les jours si on mène à bien ce combat intérieur. On peut tout à fait avoir le goût de cet effort-là, de ce travail moral, pour la fierté de se sentir vainqueur sur les pièges de notre propre égo. Bien que notre humanité soit ici une aspiration, on peut tout de même affirmer qu’elle nous incline vraiment à avoir le goût du travail. On prend plaisir au travail quand celui-ci nous permet de nous renforcer ou d’acquérir de nouvelles capacités, de vaincre les croyances qui nous limitaient jusqu’à lors. Ce qui semblait impossible devient possible, on se surpasse dans ses compétences. C’est souvent les sportifs qui évoquent ce goût de l’effort, de la difficulté : c’est parce que c’est difficile qu’ils savent qu’ils s’améliorent, sinon ils restent dans leur zone de confort[TN14] . Qu’auraient été un artiste-peintre comme Picasso, un compositeur comme Mozart sans le travail ? Des potentiels gâchés, ruinés, mort-nés. Toute disposition, tout talent, toute facilité va au néant si on ne l’accompagne pas d’un travail qui vient le développer, l’épanouir. Dans ces cas-là on prend plaisir à travailler, on prend goût à l’effort, parce qu’on sait qu’on permet à une fleur d’éclore. 

Mais nous avons ici évoqué un travail qui deviendrait source de plaisir dans la récompense de ce travail, et pas véritablement en lui-même. Mais n’y a-t-il pas quelque chose d’agréable à sentir la force elle-même, celle que l’on met à l’ouvrage ? C’est ce que Freud expliquera dans son ouvrage Avenir d’une illusion[TN15] .

Il faut avant toutes choses rappeler le système de pulsions dans lequel s’inscrit systématiquement la pensée de Freud. Il y a d’abord la libido, l’énergie sexuelle disponible, qui doit se comprendre  comme une sorte de souffle vital [TN16] et pas uniquement sous le prisme de l’activité sexuelle. Cette libido prend forme dans des pulsions qui cherchent toujours satisfaction. Beaucoup de ces pulsions inconscientes sont à l’origine des pulsions agressives, destructrices : de violence physique, de toute-puissance. Mais la vie en société vient établir des règles, un cadre : interdiction du meurtre, des violences sexuelles... On ne fait pas n’importe quoi simplement par recherche du plaisir. L’individu sain d’esprit aura intégré dès son plus jeune âge ces règles qui deviendront sa propre loi, loi qui lui sera rappelée par ce que Freud appelle le Sur-Moi ou Moi gendarme : il sera devenu naturel pour lui de ne pas tuer, de ne pas exercer sa violence sur les autres. Mais les pulsions, même si elles sont désormais refoulées dans l’inconscient, demeurent, et cherchent satisfaction. Où trouver du plaisir alors ? C’est là que le travail intervient. Pour Freud le travail est ce formidable outil[TN17] , celui qui permet de convertir les pulsions, parfois chaotiques et violentes, vers une action civilisatrice, positive. Ce procédé est appelé la sublimation. Ainsi toute l’énergie, la force de la libido est conservée ; elle change simplement d’objet et permet la création plutôt que la destruction. De plus, les pulsions peuvent trouver satisfaction à plusieurs niveaux pendant qu’un individu travaille. Il y a d’abord un plaisir d’ordre narcissique quand on arrive aux résultats qu’on espère, aux objectifs qu’on se fixe. Le travail est ici la plus valorisante des activités : on se trouve fort.e, courageux.se, persévérant.e, quand on se met à travailler. Mais ce sont aussi les pulsions agressives qu’on peut espérer satisfaire en travaillant. Le milieu professionnel a en effet pour particularité de très bien tolérer, voire encourager une certaine forme d’agressivité entre les travailleurs : la compétitivité, cette volonté de faire toujours mieux que son voisin, car on sait comme elle peut être motrice de l’effort.  Mais c’est aussi cet effort lui-même qui vient répondre aux pulsions agressives : l’‘ennemi à vaincre’ n’est pas ici le voisin qu’on veut surpasser mais la tâche elle-même, et on prend plaisir à déployer toutes ses forces pour résoudre les problèmes qu’elle pose. Le travail défoule, on se tue, on s’acharne au travail. C’est en cela que même le travail qui apparaît comme le moins rattaché au corps, le moins matérialisé, celui qu’on survalorise depuis toujours en Occident convoque en vérité pour Freud des forces instinctives, animales, au même titre que le travail qui[TN18]  engage physiquement le corps. On peut dire que la nature de l’homme selon Freud, celle des pulsions, nous engage tout à fait à avoir le goût de l’effort et du travail : puisque l’homme recherche avant le plaisir et l’évitement de la souffrance, il n’y aura aucun problème particulier comme aurait affirmé Rousseau à ce que ce plaisir se trouve dans une activité civilisatrice. Mieux, l’homme recherchera le travail car il s’y trouve doublement gratifié : à la fois par la satisfaction de ses pulsions agressives originelles mais aussi par la satisfaction narcissique de faire une activité moralement encouragée par la société. 

Mais nous voilà face à un problème. Le travail semble un moment être l’activité la plus avilissante qui soit, rendant l’homme aveugle, sourd et muet, faisant de lui un être plus proche de l’animal que de lui-même et de ce fait il serait détestable et fastidieux. Mais l’instant d’après, voilà qu’on affirme que l’homme est ontologiquement destiné au travail et qu’il s’agit d’une des plus grandes sources de plaisir parmi celles de l’existence humaine. Et pourtant cela tient de l’évidence : comment l’esclave pourrait-il aimer le labeur insoutenable qu’on lui impose, et se réaliser par ce labeur ? Mais comment à l’inverse l’homme libre qui exerce une activité qui lui plaît et le valorise dans son essence, pourrait ne pas aimer cette activité et se donner dans toute sa force à elle ?  

 

         Les inclinations de notre nature humaine seules ne semblent alors plus suffire, pour expliquer le fait qu’on puisse fuir le travail ou y prendre plaisir. Car Freud dans l’ouvrage que nous avons évoqué précédemment pose une condition au fait que le travail puisse satisfaire les passions naturelles: il doit être librement choisi.  Cette affirmation ajoute un facteur à l’équation: celui des modalités de ce travail. Il s’agit de penser le contremaître et l’établi, et pas seulement le travailleur. Même l’homme le moins paresseux, le plus naturellement laborieux, ne pourrait aimer travailler comme travaillait un serf ou un esclave grec. Et dans l’époque moderne ? On pourra par exemple regarder les conditions de travail de l’ouvrier d’industriel. Leslie Kaplan, une écrivaine française, en fait une description dans son ouvrage datant de 1982, l’Excès-Usine[TN19] . ‘‘La grande usine univers, celle qui respire pour vous’’. L’usine est devenue le seul monde des ouvriers. On y est déshumanisé, déréalisé. Les frontières des corps et des espaces y sont abolies, c’est la fin de l’individu. Toute l’existence y est précisément planifiée, coordonnée entre les travailleurs jusqu’à l’hyperbole de cette respiration dans l’ouvrage. L’action n’y a cependant ni début ni fin. Mais cette écriture du monde ouvrier n’a rien d’une fantaisie, d’une exagération de la part de l’autrice. On sait que la vie des ouvriers était extrêmement difficile aux 19ème et 20ème siècles, et même aujourd’hui encore ; elle n’est donc pas plus enviables que celles des serfs et des esclaves des temps anciens.

C’est d’ailleurs à partir de l’observation des conditions de labeur des ouvriers industriels que Marx propose une théorie de la double potentialité du travail.  Celui-ci peut ainsi être aliénant, ou réalisant[TN20] . Le travail aliénant, c’est le lot des ouvriers, des serfs et des esclaves avant eux. C’est un travail très dur et détestable car il est forcé. Pour le serf et l’esclave c’est une évidence : les sociétés esclavagistes, coloniales, féodales, tuaient quiconque ne se soumettait pas à leur système injuste. Mais pourquoi faire de l’ouvrier leur héritier ? L’ouvrier n’est pas un esclave, il dispose de droits et peut décider de quitter son emploi s’il le souhaite. Mais la nécessité vient d’ailleurs : quand on travaille de cette manière c’est seulement par ce qu’il faut survivre, parce qu’on ne possède que sa force de travail pour assurer sa subsistance. Il n'y a pas d’autre prospection, d’autre aspiration possible pour celui qui travaille de cette manière. C’est un travail qu’on n’apprécie pas, parce qu’il rend malheureux, parce qu’on ne le pense pas ; on pense toujours à après le travail. On le fuit en quelque sorte. Pas question de paresse ici comme chez Rousseau. C’est que dans l’exemple de l’ouvrier, la courte plage-horaire des loisirs est le seul moment où celui-ci peut espérer trouver sa dignité, se retrouver en tant qu’être humain et enfin arrêter d’être l’outil, l’homme machine du patron qui tient l’usine. C’est dans ce court moment qu’il peut un peu lire, un peu rêver peut-être, s’il n’est pas occupé au jardin d’ouvrier, ce moyen très efficace mis en place par le capitaliste pour que le travailleur conserve le sens du travail même quand il se repose. Terrible vie que celle de l’ouvrier : il passe la plus grande partie de son existence à une activité qu’il n’aime pas, qui le vide tout entier de sa substance et qui le rend extérieur à lui-même ; et cela dans le seul espoir d’un temps de loisir qui sera toujours trop court pour qu’il se retrouve réellement. Dans le film de Charlie Chaplin Les temps modernes[TN21] , la seule échappatoire à ce travail détestable pour Charlot l’ouvrier, c’est l’abandon de poste. Mais ce mode de travail inique, contre nature puisque il aliène, est une perversion du véritable travail, orchestrée ici par les puissants qui veulent, depuis toujours, tirer profit des asservis. L’histoire pour Marx est une histoire de la lutte des classes. Les princes contre les serfs, les aristocrates contre le Tiers-Etat, les bourgeois contre les ouvriers[TN22] . Le seul moyen pour ces classes dominantes de conserver leurs privilèges, c’est de maintenir face contre terre les dominés, en les exploitant sans se soucier de la morale. Pour maintenir cette hiérarchie, les puissants détiennent le pouvoir de l’idéologie. Esclaves des cités grecques, ne vous révoltez pas, car il est de l’ordre du droit naturel que certains naissent libres et d’autres asservis ; que certains travaillent pour que d’autres vivent leur citoyenneté. Quant à vous, serfs du Moyen-Âge, travaillez dur, car le labeur est le seul moyen de racheter le péché originel de l’humanité. Paysans du siècle des Lumières enfin, obéissez au roi et aux aristocrates qui vous confisquent tous vos biens durement obtenus car leur place dans leur monde leur a été attribuée par Dieu, et tout pouvoir vient de Lui. Cette division du travail ne peut donc jamais mener qu’au plaisir des quelques-uns, et surtout pas celui de ceux qui travaillent. 

Mais comment alors se diriger vers un politique plus égalitaire, qui puisse permettre à chacun de trouver plaisir dans son activité ?

Le manifeste du parti communiste[TN23] , synthèse de la pensée de Marx, propose un modèle de société ou les classes sociales seraient abolies. Plus de bourgeois ni d’ouvriers dans ce monde-là, seulement des travailleurs qui peuvent œuvrer ensemble, encadrés par un droit respectueux des capacités naturelles de chacun. Chacun, comme dans le conte de Voltaire, y cultive humblement son jardin, et contribue à l’enrichissement de tous. Le travail peut ici redevenir synonyme de plaisir et de réalisation, car il y est plaisir et réalisation pour tous les individus. Ici, les réflexions d’auteurs comme Freud et Kant peuvent enfin rendre universel leur propos. Mais si l’on devait repenser la nature humaine dans ce cadre nouveau, débarrassé des formes de travail corrompues des sociétés de classe, alors il semblerait qu’elle y oriente plutôt l’homme vers un goût pour le travail, vu que Marx l’établit comme valeur fondamentale de sa société communiste, comme nouveau besoin vital. Ainsi, bien que très antireligieux, Marx paraît ici comme le digne héritier de la tradition allemande, protestante du travail[TN24] 

 

Ainsi, la nature humaine ne semble pas, dans la finalité de notre raisonnement, avoir fait de nous des éternels ennemis de l’effort et du travail. En effet, le besoin de se réaliser dans notre humanité la plus complète paraît bien souvent surpasser certaines de nos tendances à la paresse et à l’inaction ; et le labeur est nécessairement le prix de cette humanité. C’est en cela que nous pouvons trouver un grand plaisir au travail, et le célébrer comme un trésor de l’existence humaine. Mais nos interrogations doivent cependant continuer de se porter sur ces temps où le travail devient malgré tout détestable, car devenu le moyen de domination des plus puissants sur les plus affaiblis. Il faut donc veiller à ce que toujours le travail réalise l’homme, sinon il l’alienera à lui-même.

 

 

 


 [TN1]Bonne intro qui place la fonction immédiate du travail

 [TN2]TB

 [TN3]Excellente intro - bravo

 [TN4]Ref1 rousseau 

 [TN5]Oui double utilisation du texte et du cours  TB

 [TN6]Bonne utilisation à la fois précise et concise

 [TN7]Ref hors texte  Arendt

 [TN8]Ref hors texte aristote 

 [TN9]Mais ici la ref explicite à Bergson supposerait sa nomination  car il s’agit d’un concept – à moins que plus ce soit posé

 [TN10]TB

 [TN11]REF 2 KANT

 [TN12]REF VOLTAIRE HORS TEXTE 

 [TN13]Il faut préciser qu’il s’agit du « grand jihad » qui est celui de la connaissance qu’il ne faut pas confondre avec le petit jihad qui est celui de l’action terroriste / or votre propos doit faire cette distinction en ces temps troublés. 

 [TN14]md

 [TN15]ref freud mais autre texte

 [TN16]délicat terme un peu trop « mystique » que l’on ne retrouve pas chez Freud

 [TN17]oui  ref  3  mais il faut indiquer le texte 

 [TN18]excellent

 [TN19]ref 4  Kaplan 

 [TN20]ref marx 

 [TN21]ref chaplin

 [TN22]tb   utilisation du cours

 [TN23]ref marx   manifeste du PC 

 [TN24]intéressant mais nécessiterait une explication plus dense