Philosophie

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mercredi 24 octobre 2012

Epicure, La lettre à Ménécée / analyse intégrale



Epicure,  la Lettre à Ménécée

Epicure, né à Athènes en 341 et mort en 270, est le fondateur du « jardin ». Il y cultive l’amitié, la philia dont il fait une condition du bonheur. Son œuvre est constituée de lettres et de pensées et maximes. La Lettre à Ménécée traite de la morale et du bonheur, la Lettre à Hérodote, de la nature, et la Lettre à Pythoclès, des météores. La Lettre à Ménécée se présente comme une méthode d’accès au bonheur dont elle analyse les conditions. Elle présuppose l’étude de la nature contenue dans la Lettre à Hérodote. La science de la nature constitue la condition des conditions, puisque elle rend possible les deux conditions du bonheur que sont l’absence de crainte et la régulation des désirs. Epicure, qui hérite de la théorie atomiste de Démocrite, expose les principes élémentaires de la vie heureuse, qui sont comme les atomes de morale à opposer au néant des opinions fausses, aussi peu consistantes que le vide.

Préambule (§ 122) : l’urgence à philosopher
La recherche du bonheur est universelle. Ce souverain bien que chacun vise, peut être conçu comme ce à quoi tous les autres biens se rapportent et qui, lui-même, ne se rapporte à rien d’autre. Epicure propose ici une éthique d’extrême urgence.
1) statut de la philosophie : différer de la philosophie, c’est différer d’être heureux. La philosophie vise et procure la vie heureuse, c’est pourquoi il est urgent de philosopher. Epicure est un philosophe matérialiste qui n’escompte aucun vie par-delà notre existence présente. La mort qui surviendra demain est une éternité de non-vie, c’est la raison pour laquelle il faut se convertir au bonheur à l’instant. Il n’est donc jamais trop tôt. Puisque nous ne sommes pas maîtres du lendemain, il ne faut pas attendre et exiger des préalables à la philosophie. Epicure s’oppose ici à la notion de paideia platonicienne. Platon soumet le philosophe à une longue éducation, les mathématiques sont par exemple une propédeutique à la dialectique. Mais seule la négation de la mort autorise un tel délai. On objectera que se convertir à la philosophie d’Epicure prend au moins le temps nécessaire à son assimilation. Mais on peut aussi considérer qu’apprendre est déjà une façon d’être heureux.
2° caractérisation de la philosophie : Comme elle l’état déjà chez Platon, la philosophie est le pharmakon ou la médecine de l’âme. Le joie de la philosophie s’identifie à la joie de recouvrer la santé. Cela signifie qu’elle n’est pas une fin en soi mais simplement ce qu’il y a de plus utile à l’homme. Elle possède une fonction antalgique, analgésique. Un quadruple remède correspond aux maux dont nous souffrons : la crainte des dieux, la crainte de la mort, l’illimitation du désir et l’incapacité d’endurer la douleur. Ainsi, chacun en philosophant, devient son propre médecin.
3) jeunes et vieux : Ils ne sont pas égaux devant le bonheur.
- les jeunes parce qu’ils ont un avenir et que celui-ci est soumis à la fortune, sont remplis d’espoir et de crainte. Il leur est cependant possible d’être heureux.
- mais les vieux peuvent être bienheureux. En effet, les souvenirs heureux constituent une réserve de bonheur. Le plaisir vécu est revécu en pensée et devient un nouveau plaisir. Le souvenir d’un plaisir est encore un plaisir. Donc par le plaisir, je me crée du plaisir pour toute la vie. La philosophie conduit donc le vieil homme à rencontrer ces réminiscences affectives.

I- première condition du bonheur : le rejet des opinions fausses sur les dieux (§ 123, 124, 125)
Il ne faut pas craindre les dieux
A) la critique des idées fausses
1) la tradition populaire : elle invite les hommes à croire que les dieux interviennent dans leurs affaires. Redoutant en conséquence de leur déplaire, ils cherchent à contenter ce qu’ils tiennent pour les désirs divins par des sacrifices. C’est là pour Epicure, l’illustration d’une fausse piété.
2) la théologie astrale : elle postule que les dieux astres règnent par des décrets. Les dieux du vulgaire choquaient la morale et n’avaient aucun rapport avec l’ordre du cosmos. La théologie astrale conclut du mouvement ordonné des astres à leur intelligence. Elle manifeste ainsi l’effort de la pensée pour trouver un objet divin qui satisfasse aux exigences de la pensée scientifique. Les astres sont donc conçus comme des êtres vivants, immortels, dotés d’une volonté propre. Les hommes sont alors soumis à leur ordre inflexible.

B) la conception épicurienne des dieux
Epicure affirme que nous possédons tous une connaissance des dieux qu’il appelle prénotion. Cette prénotion du divin est une notion évidente et juste, qui nous présente les dieux comme des vivants incorruptibles (immortels) et bienheureux. Les dieux sont composés d’atomes mais ils n’en sont pas moins immortels. Leur substance matérielle est sans cesse renouvelée. C’est pourquoi ils ne craignent pas la mort. Ils possèdent les propriétés mêmes des atomes : l’immortalité, la force spontanée. Parce qu’ils sont bienheureux et dans un état d’ataraxie (absence de peine), ils sont le modèle du bonheur. Mais ils ne sont ni bienveillants ni malveillants. Ils n’exercent en réalité aucune providence.

La théorie du simulacre : la description précédente de la « matière » des dieux exige un détour par l’exposé de la théorie de la sensation d’Epicure. Epicure accorde en effet un privilège à la sensation, laquelle, juge-t-il, ne saurait tromper. Parmi les sensations, le toucher figure une sorte de modèle ou de référence, si bien que l’analyse de la vision par exemple repose sur une analogie avec le toucher. Ainsi, les objets envoient des émanations atomiques qui viennent frapper (donc toucher) la surface de l’œil et engendrent une image de l’objet. On appelle ces émanations des simulacres. C’est donc par contact que nous sentons les objets à distance. Voilà qui explique les illusions d’optique. Une tour carrée paraît ronde, il n’y a rien là l’anormal car plus le déplacement est long, plus les heurts entre simulacres se multiplient, et plus l’image de l’objet a des chances d’être déformée.
Si l’on applique cette théorie aux dieux, on doit considérer que les dieux nous touchent par des émanations. Les simulacres divins sont trop fins pour impressionner les organes de la vue, ils viennent faire impression directement sur notre esprit d’où une sorte de vision mentale, quasi-sensorielle que manifeste la prénotion. Les dieux sont donc conçus plutôt que vus. Il n’empêche qu’ils sont corporels et même de cette apparence anthropomorphe « qui est la plus belle de toutes ». Les atomes des dieux sont toutefois fins, fugitifs, et ne s’accrochent pas entre eux, ce qui explique la possibilité de ce flux constant d’atomes et leur renouvellement. La matière se renouvelle tandis que la forme perdure.
Les dieux occupent les espaces inter-mondains, les interstices entres les mondes (cf : fin du poly sur le clinamen), lieux dans lesquels les conditions d’existence sont pérennes. C’est là une autre raison de l’éternité des dieux. Il n’existe pas en ces lieux de causes extrinsèques de mortalité. C’est aussi en raison de cette résidence, que les hommes peuvent être libérés de leur crainte, car les dieux ne se mêlent aucunement de nos affaires. On connaît la proposition d’Epicure qui sans doute se rapporte à la condition bienheureuse des dieux : « pour vivre heureux, vivons cachés ». On ne s’étonnera pas en conséquence de l’absence de théorie politique dans la philosophie d’Epicure.

II- deuxième condition du bonheur : rejet des opinions fausses sur la mort (§ 124 à 127)
Il ne faut pas craindre la mort.
Trois questions :
-          Que craint-on dans la mort ?
-          Quels sont les effets de cette crainte ?
-          Comment l’étude de la nature nous ne délivre-t-elle ?
A) que craint-on dans la mort ?
a) la représentation homérique de la mort : Dans l’Odyssée (XI, 498), Achille au pays des morts ne rêve que de revenir au pays des vivants : « Ah, si j’étais là-haut, sous les feux du soleil, tel qu’aux plaines de Troie…si tel je revenais au manoir de mon père, ne fût-ce qu’un instant. »
b) la crainte de l’enfer : « Les âmes périssent après la mort, il n’y a pas du tout d’enfer » (Epicure). Les enfers n’existent donc que dans les fictions des poètes.
c) crainte de la privation de sépulture : les grecs pensent que sans sépulture, l’âme est condamnée à errer. Epicure considère que l’âme est matérielle comme le corps, que rien ne survit et qu’en conséquence il importe peu de savoir ce que le corps devient.
d) crainte de la putréfaction : on ne peut s’empêcher de prêter une certaine sensibilité au cadavre. On recherche un bel emplacement dans les cimetières, une belle vue parfois, comme si tout cela ne devait pas nous devenir parfaitement indifférent.
e) la crainte d’être privé des joies de la vie : on n’éprouvera plus rien, ni regret, ni plaisir.
f) désir d’immortalité : c’est un désir qui gâte la joie qu’on pourrait goûter. L’homme qui désire ne coïncide jamais avec lui-même, il est sans cesse aliéné à autre chose qui lui manque. Il existe des manques naturels et finis. Mais l’âme est véritablement malade lorsqu’elle redoute la mort comme le mal suprême. Le sage vit au présent, et ne cherche comme un bien la longévité. La durée de la vie n’ajoute rien au bonheur du sage.

B) les effets de la crainte de la mort
a) la cura, c’est-à-dire le souci, l’inquiétude. L’homme cherche une position de vie comme on cherche une position pour dormir lors d’une insomnie. Il ne vit pas vraiment tant qu’il est mécontent de lui.
b) l’ambition et le désir de richesse : la recherche de l’argent et des honneurs n’est pas une fin mais le moyen d’éviter leur contraire : la pauvreté et le mépris. Dans la pauvreté, on est en effet privé de l’éclat de la vie, et dès lors, privé de la sympathie d’autrui. La puissance peut bien procurer une certaine sécurité éventuellement contre les hommes, mais la sécurité véritable s’obtient dans le retrait et la tranquilité.
c) le désir de gloire : être reconnu, c’est être reconnu par des mortels qui vont mourir aussi.

C) la mort n’est pas à craindre
La mort est la privation de la sensibilité
a) la sensation : elle a rang de principe, « on ne peut accepter pour connaissance vraie que des propositions qui ne contredisent pas la sensation ». La sensation est un état passif qui nous renseigne avec certitude sur la cause active qui l’a produite. Toutes les sensations sont vraies, les objets sont tels qu’ils nous apparaissent. L’erreur, quand elle survient, réside donc dans les jugements de la raison. Il faut donc avoir confiance dans l’évidence immédiate mais se défier de la raison.
b) tout est composé d’atomes : Epicure reprend de Démocrite ( 460 avant JC) la théorie atomistique. Démocrite tenait que le monde avait la forme d’un disque. Dans le même temps, il proposait la première théorie corpusculaire, et attribuait aux atomes les propriétés suivantes : indivisibles, insécables, éternels, invisibles. Cette dernière propriété pose un problème dans une théorie reposant sur la sensation. Epicure élabore une sorte de preuve par non-infirmation, ce qui n’est pas démontré par la sensation est prouvé indirectement par sa non contradiction avec la sensation. Ainsi, l’univers est composé d’une infinité d’atomes déclinant dans le vide. Ces atomes ne sont pas tous identiques, et quoique le nombre d’espèces d’atomes soit impossible à connaître, il n’est pas infini. Une déviation se produit sans cause et très faiblement, qu’Epicure appelle le clinamen. Cette déviation oblique, imperceptible est l’occasion de rencontres entre atomes laquelle engendre à son tour des mondes dont il existe par suite une infinité.
c) l’âme : elle est composée d’atomes qui se dispersent au moment de la mort. Ces atomes très petits et très ronds expliquent la rapidité de la réflexion. Mais la pensée vient aussi d’une qualité de l’âme qui n’a pas de nom : l’innomé. L’âme est constituée de deux parties distinctes :
- une partie rationnelle située dans la poitrine
- une partie irrationnelle située dans l’ensemble du composé
L’âme est la cause de la sensibilité, le corps en est la condition. Il est donc la condition de l’exercice de l’âme de sorte que lorsqu’il se désagrège, l’âme se disperse. La sensibilité est une faculté que l’âme confère au corps, lequel ne la possède pas par lui-même. Elle consiste en mouvements atomiques qui ne peuvent se produire que dans l’enceinte du corps. Quand l’agrégat corporel se disloque, les éléments de l’âme qui ne sont plus retenue, s’écartent et se dispersent dans toutes les directions.
d) comment penser la mort ? La mort est donc le retoure des atomes dans le flux atomique universel. Puisqu’elle signifie la fin de la sensibilité, c’est-à-dire l’impossibilité de toute souffrance, la mort n’est pas à craindre, elle est une crainte sans objet puisque précisément la mort est rien. Elle n’est pas un mal car quel mal serait en effet un mal non senti ? Cette mort n’est pas non plus une expérience que nous aurions à faire, elle n’est qu’un événement auquel nous pouvons assister. La mort et moi ne nous rencontrons jamais véritablement puisque selon la formule d’Anatole France, inspiré de Montaigne et reprenant tous deux Epicure : « Je suis, elle n’est pas, elle est, je ne suis plus ». La mort est donc un non-être, et lorsque j’ai compris que le néant n’est rien, j’ai pensé tout ce qu’il y avait à en penser. Cette conception de la mort induit une attitude philosophique fondée sur le privilège du présent. Le sage ne se préoccupe ni de la mort ni de la durée de la vie. Et il ne se suicide pas car il se rappelle que la vie est une réserve de bonheur.
e) quelques remarques sur la conception épicurienne de la mort
- certes, Epicure cherche à consoler les hommes de cette mort inévitable qui les menace en limitant le tourment qu’elle leur inflige avant que d’être. C’est qu’en effet, la mort n’est véritablement à craindre que par l’inquiétude qu’elle nous fait subir maintenant. Craindre la mort, c’est cela véritablement la subir, c’est-à-dire en supporter le poids de douleur.
- la pensée d’Epicure nous appelle à la raison quant à notre propre mort, mais elle ne peut faire que nous ne soyons éplorés par la mort de l’autre qui est sans doute la seule véritable épreuve de la mort.

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