Epicure, la
Lettre à Ménécée
Epicure, né à
Athènes en 341 et mort en 270, est le fondateur du « jardin ». Il y
cultive l’amitié, la philia dont il fait une condition du bonheur. Son œuvre
est constituée de lettres et de pensées et maximes. La Lettre à Ménécée
traite de la morale et du bonheur, la
Lettre à Hérodote, de la nature, et la Lettre à
Pythoclès, des météores. La
Lettre à Ménécée se présente comme une méthode
d’accès au bonheur dont elle analyse les conditions. Elle présuppose l’étude de
la nature contenue dans la Lettre
à Hérodote. La science de la nature constitue la condition des conditions,
puisque elle rend possible les deux conditions du bonheur que sont l’absence de
crainte et la régulation des désirs. Epicure, qui hérite de la théorie atomiste
de Démocrite, expose les principes élémentaires de la vie heureuse, qui sont
comme les atomes de morale à opposer au néant des opinions fausses, aussi peu
consistantes que le vide.
Préambule (§
122) : l’urgence à philosopher
La recherche du
bonheur est universelle. Ce souverain bien que chacun vise, peut être conçu
comme ce à quoi tous les autres biens se rapportent et qui, lui-même, ne se
rapporte à rien d’autre. Epicure propose ici une éthique d’extrême urgence.
1) statut de la
philosophie : différer de la philosophie, c’est différer d’être heureux.
La philosophie vise et procure la vie heureuse, c’est pourquoi il est urgent de
philosopher. Epicure est un philosophe matérialiste qui n’escompte aucun vie
par-delà notre existence présente. La mort qui surviendra demain est une
éternité de non-vie, c’est la raison pour laquelle il faut se convertir au
bonheur à l’instant. Il n’est donc jamais trop tôt. Puisque nous ne sommes pas
maîtres du lendemain, il ne faut pas attendre et exiger des préalables à la philosophie.
Epicure s’oppose ici à la notion de paideia platonicienne. Platon soumet le
philosophe à une longue éducation, les mathématiques sont par exemple une
propédeutique à la dialectique. Mais seule la négation de la mort autorise un
tel délai. On objectera que se convertir à la philosophie d’Epicure prend au
moins le temps nécessaire à son assimilation. Mais on peut aussi considérer
qu’apprendre est déjà une façon d’être heureux.
2°
caractérisation de la philosophie : Comme elle l’état déjà chez Platon, la
philosophie est le pharmakon ou la médecine de l’âme. Le joie de la philosophie
s’identifie à la joie de recouvrer la santé. Cela signifie qu’elle n’est pas
une fin en soi mais simplement ce qu’il y a de plus utile à l’homme. Elle
possède une fonction antalgique, analgésique. Un quadruple remède correspond
aux maux dont nous souffrons : la crainte des dieux, la crainte de la
mort, l’illimitation du désir et l’incapacité d’endurer la douleur. Ainsi,
chacun en philosophant, devient son propre médecin.
3) jeunes et
vieux : Ils ne sont pas égaux devant le bonheur.
- les jeunes
parce qu’ils ont un avenir et que celui-ci est soumis à la fortune, sont
remplis d’espoir et de crainte. Il leur est cependant possible d’être heureux.
- mais les
vieux peuvent être bienheureux. En effet, les souvenirs heureux constituent une
réserve de bonheur. Le plaisir vécu est revécu en pensée et devient un nouveau
plaisir. Le souvenir d’un plaisir est encore un plaisir. Donc par le plaisir,
je me crée du plaisir pour toute la vie. La philosophie conduit donc le vieil
homme à rencontrer ces réminiscences affectives.
I- première
condition du bonheur : le rejet des opinions fausses sur les dieux (§ 123,
124, 125)
Il ne faut pas
craindre les dieux
A) la
critique des idées fausses
1) la tradition
populaire : elle invite les hommes à croire que les dieux interviennent
dans leurs affaires. Redoutant en conséquence de leur déplaire, ils cherchent à
contenter ce qu’ils tiennent pour les désirs divins par des sacrifices. C’est
là pour Epicure, l’illustration d’une fausse piété.
2) la théologie
astrale : elle postule que les dieux astres règnent par des décrets. Les
dieux du vulgaire choquaient la morale et n’avaient aucun rapport avec l’ordre
du cosmos. La théologie astrale conclut du mouvement ordonné des astres à leur
intelligence. Elle manifeste ainsi l’effort de la pensée pour trouver un objet
divin qui satisfasse aux exigences de la pensée scientifique. Les astres sont
donc conçus comme des êtres vivants, immortels, dotés d’une volonté propre. Les
hommes sont alors soumis à leur ordre inflexible.
B) la
conception épicurienne des dieux
Epicure affirme
que nous possédons tous une connaissance des dieux qu’il appelle prénotion.
Cette prénotion du divin est une notion évidente et juste, qui nous présente
les dieux comme des vivants incorruptibles (immortels) et bienheureux. Les
dieux sont composés d’atomes mais ils n’en sont pas moins immortels. Leur
substance matérielle est sans cesse renouvelée. C’est pourquoi ils ne craignent
pas la mort. Ils possèdent les propriétés mêmes des atomes :
l’immortalité, la force spontanée. Parce qu’ils sont bienheureux et dans un
état d’ataraxie (absence de peine), ils sont le modèle du bonheur. Mais ils ne
sont ni bienveillants ni malveillants. Ils n’exercent en réalité aucune
providence.
La théorie du
simulacre : la description précédente de la « matière » des
dieux exige un détour par l’exposé de la théorie de la sensation d’Epicure.
Epicure accorde en effet un privilège à la sensation, laquelle, juge-t-il, ne
saurait tromper. Parmi les sensations, le toucher figure une sorte de modèle ou
de référence, si bien que l’analyse de la vision par exemple repose sur une
analogie avec le toucher. Ainsi, les objets envoient des émanations atomiques
qui viennent frapper (donc toucher) la surface de l’œil et engendrent une image
de l’objet. On appelle ces émanations des simulacres. C’est donc par contact
que nous sentons les objets à distance. Voilà qui explique les illusions
d’optique. Une tour carrée paraît ronde, il n’y a rien là l’anormal car plus le
déplacement est long, plus les heurts entre simulacres se multiplient, et plus
l’image de l’objet a des chances d’être déformée.
Si l’on
applique cette théorie aux dieux, on doit considérer que les dieux nous
touchent par des émanations. Les simulacres divins sont trop fins pour
impressionner les organes de la vue, ils viennent faire impression directement
sur notre esprit d’où une sorte de vision mentale, quasi-sensorielle que
manifeste la prénotion. Les dieux sont donc conçus plutôt que vus. Il n’empêche
qu’ils sont corporels et même de cette apparence anthropomorphe « qui est
la plus belle de toutes ». Les atomes des dieux sont toutefois fins,
fugitifs, et ne s’accrochent pas entre eux, ce qui explique la possibilité de
ce flux constant d’atomes et leur renouvellement. La matière se renouvelle
tandis que la forme perdure.
Les dieux
occupent les espaces inter-mondains, les interstices entres les mondes
(cf : fin du poly sur le clinamen), lieux dans lesquels les conditions
d’existence sont pérennes. C’est là une autre raison de l’éternité des dieux.
Il n’existe pas en ces lieux de causes extrinsèques de mortalité. C’est aussi
en raison de cette résidence, que les hommes peuvent être libérés de leur
crainte, car les dieux ne se mêlent aucunement de nos affaires. On connaît la
proposition d’Epicure qui sans doute se rapporte à la condition bienheureuse
des dieux : « pour vivre heureux, vivons cachés ». On ne
s’étonnera pas en conséquence de l’absence de théorie politique dans la
philosophie d’Epicure.
II- deuxième
condition du bonheur : rejet des opinions fausses sur la mort (§ 124 à
127)
Il ne faut pas
craindre la mort.
Trois
questions :
-
Que craint-on dans la mort ?
-
Quels sont les effets de cette crainte ?
-
Comment l’étude de la nature nous ne
délivre-t-elle ?
A)
que craint-on dans la mort ?
a)
la représentation homérique de la mort : Dans l’Odyssée (XI, 498), Achille
au pays des morts ne rêve que de revenir au pays des vivants : « Ah,
si j’étais là-haut, sous les feux du soleil, tel qu’aux plaines de Troie…si tel
je revenais au manoir de mon père, ne fût-ce qu’un instant. »
b)
la crainte de l’enfer : « Les âmes périssent après la mort, il n’y a
pas du tout d’enfer » (Epicure). Les enfers n’existent donc que dans les
fictions des poètes.
c)
crainte de la privation de sépulture : les grecs pensent que sans
sépulture, l’âme est condamnée à errer. Epicure considère que l’âme est
matérielle comme le corps, que rien ne survit et qu’en conséquence il importe
peu de savoir ce que le corps devient.
d)
crainte de la putréfaction : on ne peut s’empêcher de prêter une certaine
sensibilité au cadavre. On recherche un bel emplacement dans les cimetières,
une belle vue parfois, comme si tout cela ne devait pas nous devenir
parfaitement indifférent.
e)
la crainte d’être privé des joies de la vie : on n’éprouvera plus rien, ni
regret, ni plaisir.
f)
désir d’immortalité : c’est un désir qui gâte la joie qu’on pourrait
goûter. L’homme qui désire ne coïncide jamais avec lui-même, il est sans cesse
aliéné à autre chose qui lui manque. Il existe des manques naturels et finis.
Mais l’âme est véritablement malade lorsqu’elle redoute la mort comme le mal
suprême. Le sage vit au présent, et ne cherche comme un bien la longévité. La
durée de la vie n’ajoute rien au bonheur du sage.
B)
les effets de la crainte de la mort
a)
la cura, c’est-à-dire le souci, l’inquiétude. L’homme cherche une position de
vie comme on cherche une position pour dormir lors d’une insomnie. Il ne vit
pas vraiment tant qu’il est mécontent de lui.
b)
l’ambition et le désir de richesse : la recherche de l’argent et des
honneurs n’est pas une fin mais le moyen d’éviter leur contraire : la
pauvreté et le mépris. Dans la pauvreté, on est en effet privé de l’éclat de la
vie, et dès lors, privé de la sympathie d’autrui. La puissance peut bien
procurer une certaine sécurité éventuellement contre les hommes, mais la
sécurité véritable s’obtient dans le retrait et la tranquilité.
c)
le désir de gloire : être reconnu, c’est être reconnu par des mortels qui
vont mourir aussi.
C)
la mort n’est pas à craindre
La
mort est la privation de la sensibilité
a)
la sensation : elle a rang de principe, « on ne peut accepter pour
connaissance vraie que des propositions qui ne contredisent pas la
sensation ». La sensation est un état passif qui nous renseigne avec
certitude sur la cause active qui l’a produite. Toutes les sensations sont
vraies, les objets sont tels qu’ils nous apparaissent. L’erreur, quand elle
survient, réside donc dans les jugements de la raison. Il faut donc avoir
confiance dans l’évidence immédiate mais se défier de la raison.
b)
tout est composé d’atomes : Epicure reprend de Démocrite ( 460 avant JC)
la théorie atomistique. Démocrite tenait que le monde avait la forme d’un
disque. Dans le même temps, il proposait la première théorie corpusculaire, et
attribuait aux atomes les propriétés suivantes : indivisibles, insécables,
éternels, invisibles. Cette dernière propriété pose un problème dans une
théorie reposant sur la sensation. Epicure élabore une sorte de preuve par
non-infirmation, ce qui n’est pas démontré par la sensation est prouvé
indirectement par sa non contradiction avec la sensation. Ainsi, l’univers est
composé d’une infinité d’atomes déclinant dans le vide. Ces atomes ne sont pas
tous identiques, et quoique le nombre d’espèces d’atomes soit impossible à
connaître, il n’est pas infini. Une déviation se produit sans cause et très
faiblement, qu’Epicure appelle le clinamen. Cette déviation oblique,
imperceptible est l’occasion de rencontres entre atomes laquelle engendre à son
tour des mondes dont il existe par suite une infinité.
c)
l’âme : elle est composée d’atomes qui se dispersent au moment de la mort.
Ces atomes très petits et très ronds expliquent la rapidité de la réflexion.
Mais la pensée vient aussi d’une qualité de l’âme qui n’a pas de nom :
l’innomé. L’âme est constituée de deux parties distinctes :
-
une partie rationnelle située dans la poitrine
-
une partie irrationnelle située dans l’ensemble du composé
L’âme
est la cause de la sensibilité, le corps en est la condition. Il est donc la
condition de l’exercice de l’âme de sorte que lorsqu’il se désagrège, l’âme se
disperse. La sensibilité est une faculté que l’âme confère au corps, lequel ne
la possède pas par lui-même. Elle consiste en mouvements atomiques qui ne
peuvent se produire que dans l’enceinte du corps. Quand l’agrégat corporel se
disloque, les éléments de l’âme qui ne sont plus retenue, s’écartent et se
dispersent dans toutes les directions.
d)
comment penser la mort ? La mort est donc le retoure des atomes dans le
flux atomique universel. Puisqu’elle signifie la fin de la sensibilité,
c’est-à-dire l’impossibilité de toute souffrance, la mort n’est pas à craindre,
elle est une crainte sans objet puisque précisément la mort est rien. Elle
n’est pas un mal car quel mal serait en effet un mal non senti ? Cette
mort n’est pas non plus une expérience que nous aurions à faire, elle n’est
qu’un événement auquel nous pouvons assister. La mort et moi ne nous rencontrons
jamais véritablement puisque selon la formule d’Anatole France, inspiré de
Montaigne et reprenant tous deux Epicure : « Je suis, elle n’est pas,
elle est, je ne suis plus ». La mort est donc un non-être, et lorsque j’ai
compris que le néant n’est rien, j’ai pensé tout ce qu’il y avait à en penser.
Cette conception de la mort induit une attitude philosophique fondée sur le
privilège du présent. Le sage ne se préoccupe ni de la mort ni de la durée de
la vie. Et il ne se suicide pas car il se rappelle que la vie est une réserve
de bonheur.
e)
quelques remarques sur la conception épicurienne de la mort
-
certes, Epicure cherche à consoler les hommes de cette mort inévitable qui les
menace en limitant le tourment qu’elle leur inflige avant que d’être. C’est qu’en
effet, la mort n’est véritablement à craindre que par l’inquiétude qu’elle nous
fait subir maintenant. Craindre la mort, c’est cela véritablement la subir,
c’est-à-dire en supporter le poids de douleur.
-
la pensée d’Epicure nous appelle à la raison quant à notre propre mort, mais
elle ne peut faire que nous ne soyons éplorés par la mort de l’autre qui est
sans doute la seule véritable épreuve de la mort.
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