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lundi 22 octobre 2012

Matière et esprit : l’esprit devant la matière Théorie et expérience : l’épistémologie de la physique


Plan :
I- l’épistémologie de Gaston Bachelard
A) la psychanalyse de l’esprit scientifique
B) statut de l’expérience dans la science contemporaine : le morceau de cire
C) la phénoménotechnique
II- théorie et expérience
A) la méthode expérimentale
B) l’induction
C) la construction des modèles scientifiques
III- vérité et progrès dans les sciences physiques
A) discontinuité du progrès des sciences
B) la scientificité
C) critères de vérité


 Introduction :
La question de la préséance de l’hypothèse sur l’expérimentation est commune à toutes les sciences de la nature. Dans l’étude du vivant, outre les questions éthiques posées par l’expérimentation sur l’animal, les scientifiques se heurtent au problème de la validité des généralités induites à partir de l’étude d’individus. En physique, il semble qu’on puisse reproduire indéfiniment les expériences, et que l’induction soit à la fois possible et légitime. On peut toutefois s’interroger sur la légitimité de passer d’un nombre fini de cas à l’énoncé d’une loi. Or non seulement la loi en physique risque de voir limiter ses prétentions à une validité universelle, mais devant les changements de paradigme, on peut également s’interroger sur la prétention de la physique à rendre compte de la nature. Au 17è siècle, le rationalisme classique (Descartes, Spinoza, Leibniz) pense la vérité comme la correspondance entre les idées et les choses. Dans cette perspective, la science serait le reflet de l’ordre naturel. On se souvient toutefois que Descartes invoquait Dieu comme le garant de cette adéquation. Il semble que l’épistémologie contemporaine soit rationaliste en un tout autre sens. A partir de Kant, en effet, et la seconde préface à la Critique de la raison pure, l’expose clairement (cf : texte de Kant dans le cours sur la liberté), le rationalisme désigne moins le pouvoir de la raison à rendre compte du réel puisque de la chose en soi nous ne pouvons rien savoir, mais le rôle de la raison dans la connaissance et sa priorité sur l’observation. C’est l’homme qui pose des questions à la nature, c’est lui qui instruit l’expérience plutôt que l’expérience qui l’instruise. Mais si la raison est première, elle précède l’observation en décidant de ce qui doit être observé et devient constitutive du phénomène lui-même. C’est pourquoi Bachelard peut dire que les faits sont produits et non donnés. Si l’on accorde au scientifique un tel rôle dans la constitution de son objet, force est de se demander ce qu’il parvient à savoir au juste des phénomènes naturels.

I- L’épistémologie de Gaston Bachelard
Gaston Bachelard est un épistémologue français du 20è siècle, auteur de nombreux ouvrages : La formation de l’esprit scientifique, le nouvel esprit scientifique, la philosophie du non, le matérialisme rationnel, le rationalisme appliqué, etc...Il y développe une conception originale du fonctionnement de l’esprit scientifique et des obstacles que rencontre intrinsèquement l’activité du chercheur.

A) la psychanalyse de l’esprit scientifique
Bachelard examine la genèse scientifique et applique à l’activité scientifique certains concepts freudiens.
1) la catharsis : par ce terme aristotélicien qui désigne la purification des passions qu’engendre leur représentation sur scène dans le théâtre tragique, Bachelard propose de purifier l’esprit scientifique de ce qui en lui fait obstacle à son propre développement. Il existe en effet des obstacles intellectuels que l’esprit doit surmonter pour élaborer un savoir. La psychanalyse de l’esprit scientifique consiste à distinguer puis à éliminer cette forme d’Inconscient c’est-à-dire ces idées qui empêchent la marche de l’esprit. La raison scientifique est donc un résultat plutôt qu’un point de départ, elle se constitue historiquement.
2) rupture avec l’opinion :
- critique de l’opinion. Selon Bachelard, la pensée scientifique, voire la pensée simplement, s’oppose rigoureusement à l’opinion et doit la détruire. L’opinion est en effet n’argumente pas, elle ignore les raisons de ce qu’elle soutient. La pensée, ainsi que la définissait Platon, est opinion droite accompagnée de logos. Savoir ne suffit pas, encore faut-il savoir pourquoi nous savons. C’est la raison pour laquelle une opinion qui, par hasard, serait juste, aurait tout de même tort, puisqu’elle ne saurait répondre d’elle-même. En outre, elle traduit un désir, ce qui signifie qu’elle est orientée par l’intérêt, et qu’elle saisit les choses par leur utilité. Mais l’opposition se radicalise lorsque Bachelard met en lumière la spécificité de l’esprit scientifique. Le scientifique doit posséder « le sens du problème ». Cela signifie doit discerner les problèmes car ils ne surgissent pas d’eux-mêmes. Paradoxalement, c’est dans la capacité de poser des problèmes que Bachelard situe l’essence de la science, davantage que dans les réponses qu’elle donne. Or l’opinion, inversement, donne les réponses à des questions qu’elle n’a pas pris la peine de poser : « Elle a toujours plus de réponse que de question. »
- rupture avec la pensée préscientifique : la pensée préscientifique est illustrée par la science des salons qui montrait beaucoup d’engouement pour les manifestations sensationnelles de sciences parfois balbutiantes. Les salons apprécient beaucoup les expérimentations parfois fantaisistes censées rendre compte de l’électricité. Bachelard parle à ce sujet d’une « science foraine », une science de bateleurs et d’illusionnistes, très éloignée de la rigueur voire de l’ennui que l’on doit accepter des sciences véritables. Or cet esprit préscientifique est récurrent, c’est-à-dire toujours prêt à ressurgir. Il est tout aussi constamment à combattre.
La science, en rupture avec l’opinion, la pensée préscientifique, avec aussi, comme on le verra les connaissances antérieures l’évidence, l’immédiat, possède un caractère polémique et révolutionnaire : « on connaît contre une connaissance antérieure », « l’évidence première est toujours une erreur première ».

B) statut de l’expérience dans la science contemporaine : le morceau de cire
Dans la seconde Méditation métaphysique, Descartes s’interroge sur la substance de la cire. Héritier de la pensée grecque selon laquelle l’être parfait est défini par son immutabilité par opposition au monde du devenir, Descartes cherche ce qui dans la cire demeure identique à elle-même, soit son élément de permanence. Cet invariant qui correspond à la substance permet de la penser clairement et distinctement à part des autres corps. L’expérience devient une école du doute car aucune des sensations immédiates ne demeurent permanentes. Toutes les propriétés matérielles de la cire sont fugaces et insaisissables. Descartes critique donc la position empiriste qui réduit la cire à ses propriétés extérieures et se figure connaître la cire par ces propriétés changeantes. Les empiristes confondent la substance et les accidents. Or les qualités sensibles doivent être exclues de la représentation que nous nous faisons de la cire. La substance de la cire ne peut être conçue que par l’entendement, l’expérience ne pouvant instruire que négativement en enseignant ce que la cire n’est pas. Descartes de l’analyse du morceau de cire, que ce ne sont pas les sens mais l’entendement qui nous enseigne ce qu’est la cire. A quelques siècles d’intervalle, Bachelard répond à Descartes en substituant une épistémologie de la relation à une épistémologie de la substance. Les transformations de la cire ne sont pas des accidents mais la substance même de la cire pour autant que ce terme conserve un sens. Car la substance doit en effet être pensée comme une contexture d’attributs, un tissu de relations. La cire devient l’ensemble des transformations auxquelles elle se prête. Etudier un phénomène revient à établir toutes ses variations, à objectiver toutes ses variables.

C) la phénoménotechnique
Ce terme inventé par Bachelard désigne une caractéristique de la science contemporaine : la production de phénomènes au moyen d’instruments.
1) connaissance sensible et instruments : Descartes tenaient les sens pour trompeurs. La science, en inventant des instruments permettant l’exploration de l’infiniment grand et l’infiniment petit à modifier le rapport de la connaissance à la perception. En rendant visible l’invisible (infiniment éloigné ou infiniment petit), les instruments ont comme élargi notre sensibilité. Dans une autre perspective, on pourrait concevoir que les instruments nous ait plutôt affranchi de la sensibilité. On décrit même ce que l’on ne voit pas. En ce sens, la science contemporaine a opéré une disjonction du réel et du perçu. En s’arrachant à la sensation, la science se soustrait à l’anthropomorphisme induit par la sensibilité. En optique physique, par exemple, il n’est plus question de l’œil humain.
D’autre part, les instruments résultent de l’application d’un savoir, ils sont du savoir incarné, devenu chose d’où les deux expressions par lesquelles Bachelard les désigne : les instruments sont des « théories matérialisées » ou des « théorèmes réifiés ». Le microscope prolonge l’esprit plus encore que l’œil.
2) la mesure : l’expérience subjective est singulière et qualitative, elle doit être transformée en données chiffrées pour être universalisée. Par exemple, la sensation de chaleur est mesurée par un instrument à partir d’une unité de mesure fixée conventionnellement. Elle peut alors être figurée par des données chiffrées. On sait que le choix de l’unité de mesure peut affecter d’une façon très sensible le résultat. De même, l’utilisation d’instruments perturbe l’objet à connaître. Ne dit-on pas « observer, c’est perturber ».La mesure en ce sens ce crée-t-elle pas un état nouveau ? L’interaction du sujet connaissance et de son objet est devenu un principe dans les sciences de la nature comme dans les sciences humaines : « La connaissance change le connu ». La relation d’incertitude d’Heisenberg a parfois donné lieu à une telle interprétation (on ne peut connaître avec une égale précision la vitesse et la position d’un corpuscule).
3) la production du phénomène
Kant donnait l’exemple de Galilée utilisant un plan incliné rendu lisse afin de supprimer les forces de frottement, et s’efforçant de supprimer les phénomènes parasites pour analyser la loi de la chute des corps. Bachelard à son tour met en évidence le caractère factice de l’expérimentation. Le scientifique doit filtrer, épurer et finalement produire un phénomène qui n’existe pas comme tel dans la nature. Pour reprendre l’analyse du morceau de cire. Descartes assimilait la cire pure à la cire originelle, intouchée. Pour Bachelard, la cire pure est le résultat d’une multitude d’opérations visant à séparer la cire de ce qui s’y trouve mêlé dans la nature. Ainsi est produite une gouttelette de cire pure, artificiellement produite. Le scientifique n’approche donc la nature que dans l’artifice du laboratoire, comme l’artiste qui a recours à l’illusion pour rendre le réel, il s’éloigne de la nature pour l’expliquer : « le laboratoire est la négation de la nature ».


 II- théorie et expérience
A) la méthode expérimentale
Texte de Claude Bernard, extrait de
Dans ce texte, Claude Bernard expose les trois temps de la « valse expérimentale ». L’expérimentation suit en effet des étapes cycliques et indéfinies.



                                   Hypothèse                                          nouvelle hypothèse
                                               Vérification                observation                             vérification
                                                                                  Corrections    
Observation d’un fait                                    expérimentation                                                         etc.
premier naturel

Selon la thèse empiriste développée ici, la théorie serait comme contenue dans les faits naturels d’où il suffit de l’extraire. L’esprit serait une table rase sur laquelle les choses viendraient faire impression : « ce fait me frappa ». Par l’observation, la pensée s’élève du fait premier naturel à l’hypothèse théorique. Bachelard soutient au contraire, que l’homme de science ne se contente pas d’observer un fait premier naturel mais qu’il produit une expérience chargée de faire apparaître l’objet d’étude, c’est-à-dire ce que la nature occulte, d’où sa proposition : « Il n’y a de science que de ce qui est caché ». Il n’existe donc pas de fait premier puisque :
-          tout fait suppose des connaissances antérieures d’où il tire sa signification. Bachelard reprend la thèse de Kant selon laquelle l’objet est soumis aux exigences de la raison qui l’élabore. Le fait n’existe pas en soi, une certaine de la représentation de la réalité lui préexiste. Ce fait n’est donc ni premier, il est un résultat, une production, ni naturel, puisqu’il n’existe pas comme tel dans la nature. La nature ne nous enseigne rien que nous ne commencions par chercher. Ce n’est donc pas la nature qui provoque la connaissance que nous en prenons. La science du reste commence véritablement lorsqu’elle s’affranchit de l’intérêt pour l’exceptionnel et prend les phénomènes d’une grande banalité pour objet de sa réflexion. En montrant que le travail de l’esprit est la condition nécessaire de toute connaissance, on dissipe la vision mystificatrice de génie scientifique.

B) l’induction
La physique repose sur l’induction, soit le passage du particulier au général. Cette induction est un principe dont nous usons dans notre vie quotidienne, et dont nous faisons souvent un usage abusif. Nous usons de précipitation en effet, lorsque nous généralisons à partir de quelques expériences particulières, telle de dinde de Noël qui se trouve si bien traitée qu’elle en conclut hâtivement à l’énoncé général : on me nourrit fort bien ici. Mais le 24 Décembre arrive, et la dinde est forcée de revoir ses prédictions. Hume dans ses Enquêtes sur l’entendement humain, section IV, propose une critique de l’induction.
A)« Le soleil ne se lèvera pas demain, cette proposition n’est pas moins intelligible et n’implique pas plus contradiction que l’affirmation il se lèvera. Nous tenterions donc en vain d’en démontrer la fausseté. Si elle était démonstrativement fausse, cela impliquerait contradiction et l’esprit ne pourrait jamais la concevoir distinctement. » L’argument de Hume consiste à invalider l’induction par une sorte de preuve par l’absurde inversée. Il montre que son contraire est non contradictoire. La nature peut sans contradiction changer ses règles. C’est pourquoi l’induction est un saut illégitime du fini à l’infini. On conclut en effet d’un nombre nécessairement fini de cas expérimentés (n) à l’universalité d’une loi qui s’appliquerait à tous les cas possibles.
Remarques sur l’induction :
- donc le passage du fini à l’infini est illégitime. Cependant, il n’y pas lieu d’établir une loi pour un nombre fini de cas, le dénombrement est dans ce cas possible. Ainsi, c’est la loi dont le rôle est de prévoir, qui implique l’universalité et du même coup une généralisation infondée.
- A combien s’établit le nombre de cas observés permettant la formulation d’une loi ?
- Les conditions de l’observation varient. On affirme cependant que les circonstances sont analogues. La science repose sur l’analogie.
- puisque le fait est construit, il suppose des connaissances et d’autres phénomènes qui lui donnent son sens. La constitution du fait est déjà de l’ordre de la généralisation.
Conclusion sur l’induction :
- une hypothèse ne peut pas être vérifiée par l’expérience, elle reste suspendue à l’éventualité d’un contre-exemple. On dit qu’une hypothèse ne peut être vérifiée mais seulement corroborée. Un énoncé en physique est en conséquence à la fois vrai et provisoire.
- L’induction est par sa définition le symétrique de la déduction. En réalité, l’induction désigne la capacité inventive au cœur de la science. Une hypothèse est le produit de l’imagination, de l’invention et du sens du problème dont Bachelard fait la caractéristique de l’esprit scientifique.
- l’induction consiste à abstraire une propriété commune de choses particulières. Elle rend en conséquence possible par exemple, le classement des espèces.
b) la causalité : nous constatons souvent une conjonction entre deux phénomènes. Mais nous ne voyons rien dans les choses qui explique leur relation. Nous les inférons à partir de nos habitudes mentales. Or nous passons de l’idée d’une conjonction constante à l’idée d’une connexion nécessaire. Cette nécessité n’est telle que pour nos esprits.
Si l’expérience le livre rien de nécessaire, si elle ne peut fonder ni l’universalité ni la nécessité des concepts, et si toute connaissance repose en définitive sur nos habitudes mentales et de simples croyances, l’esprit est logiquement conduit au scepticisme. Ainsi, le scepticisme est la conséquence de l’empirisme. Pourtant les sciences possèdent un réel pouvoir prédictif et heuristique. Russell, dans Problèmes de philosophie, tente de démontrer que les exceptions sont surmontées par une théorie plus générale. En effet, des lois plus générales proposent l’explication des exceptions. Par exemple, les avions et les ballons sont des contre-exemples à la loi : un corps lâché dans l’air tombe. Mais la loi de gravitation explique ces exceptions.
On retiendra toutefois que la science physique contemporaine assume le caractère probabilitaire et provisoire de ses énoncés, et renouvelle la conception du vrai.

C) la construction des modèles scientifiques
Etude du texte de Max Planck extrait de L’image du monde dans la physique contemporaine.
Planck expose dans ce texte, une théorie des trois mondes. Il distingue en effet monde sensible, monde réel et monde de la physique. Il part du constat que la science physique se construit par des mesures et que toute mesure est liée à une perception physique. Les physiciens semblent donc n’avoir à faire qu’avec le monde sensible, c’est-à-dire le monde tel qu’il est perçu.
Mais :
-          La raison nous enseigne que si nous tournons le dos à un objet en nous éloignant de lui, il en reste quelque chose quoique nous ne soyons plus là.
-          La raison nous dit que l’humanité toute entière avec l’ensemble de ses sensations, notre système planétaire même, ne sont qu’une infime partie d’une nature sublime et insaisissable.
-          La raison nous suggère que les lois de la nature ne surgissent pas du cerveau humain mais qu’elles ont existé avant la vie sur terre et existeront lorsque le dernier physicien sera mort.
En conséquence : Il existe un monde réel derrière le monde des sensations. Ce monde réel est indépendant de notre existence. De celui-ci, nous ne pouvons acquérir la connaissance directe mais seulement l’appréhender par l’intermédiaire du monde senti.
Planck élabore donc une double hypothèse : il existe un monde réel inconnaissable tel la chose en soi ou noumen kantien. Ce monde réel est indépendant de notre perception. Dès lors, le monde du physicien apparaît comme une construction destinée à décrire le plus simplement possible le monde senti, et à offrir du monde réel, une connaissance aussi complète que possible. Mais pour reprendre une métaphore d’Einstein, le monde est à l’image d’une montre fermée dont le mécanisme demeure caché. Ainsi, la réalité reste à jamais une énigme ou selon l’expression de Bernard d’Espagnat, « le réel est voilé ». Une théorie peut alors se définir comme un ensemble d’hypothèses destinées à rendre intelligible le réel, d’unifier la diversité phénoménale. Mais la réalité objective restant hors de portée de la science, comment définir la vérité d’un énoncé scientifique ? Du reste, cette recherche d’intelligibilité peut s’illustrer dans des représentations vulgarisées et fausses de phénomènes qui défient nos capacités représentatives. La physique des particules affirme que la matière n’est plus définie par le poids ou la localisation. L’électron est dépourvu d’extension, il est onde ou corpuscule de façon indéterminée. La question de l’objectivité renvoie donc d’une part à l’impossibilité pour la science de coïncider avec son objet, d’autre part, avec le caractère irreprésentable de l’objet dans la science physique contemporaine, la dé chosification de la matière. Il est donc possible de conclure que les théories sont des paradigmes, des modèles dont rien ne garantit l’adéquation avec la nature ; et que les lois ne sont pas des reflets mais des inventions. Nous l’élaborons que les lois de nos représentations de monde. A ce titre, une analogie avec le travail de l’artiste est doublement permise : d’une part, le rapport à la nature est indirect et médiatisé par nos représentations, d’autre part, la science comme l’art implique la création.


 III- vérité et progrès dans les sciences physiques
A) le progrès
1) Bachelard affirme le caractère révolutionnaire de la science. Les connaissances antérieures peuvent constituer un tissu d’erreurs, destiné dès lors à être invalidé. La science progresse donc par rectifications successives, d’une façon discontinue.
2) Kuhn, dans Les structures des révolutions scientifiques, rejoint l’analyse de Gaston Bachelard. Il propose la notion de refonte épistémologique pour rendre compte des changements de paradigme. Soit la science normale, constituée de l’ensemble des convictions partagées par un groupe scientifique à un moment donné. Cette science normale se heurte à des faits polémiques, c’est-à-dire qui ne s’intègrent pas dans la théorie. L’expérimentation a donc invalidé certaines hypothèses constitutives du paradigme. Pour sauver la théorie, on ajoute des hypothèses ad hoc. Lorsque ces hypothèses se multiplient, il devient nécessaire de changer de paradigme. C’est le moment proprement révolutionnaire. Une fois que le nouveau paradigme est élaboré, une nouvelle science normale s’instaure.
Le paradigme désigne la vision commune des chercheurs. Il permet de redéfinir la notion d’objectivité. Celle-ci ne désigne plus la capacité de la science à déterminer des propriétés objectives, mais la faculté de limiter les effets de la subjectivité par la soumission au test expérimental. Ce n’est pas en tant que connaissance de l’objet que la science est dite objective, mais en tant qu’elle met en forme des notions universelles.
D’autre part, on peut faire de la possibilité du progrès la marque de la vérité scientifique. Lakatos considérait qu’un programme de recherche devait être accepté dès lors qu’il conduisait à de nouvelles prédictions dont quelques unes au moins se montreraient correctes.

B) la scientificité
La science implique par principe une légitimité dont tous les énoncés ne peuvent se réclamer. Il convient donc de distinguer la science de ce qui prétend indûment en faire partie. On peut énoncer deux critères principaux :
-          l’expérience doit être reproductible. On tient alors les variations expérimentales pour négligeables, et on a recours à l’analogie. Certaines sciences reposent toutefois sur une spéculation et des calculs mathématiques en l’absence d’expérience possible. C’est le cas de l’astrophysique. Vérification et réfutation sont asymétriques.
-          Dans Conjectures et réfutations, Karl Popper propose le critère de la falsification, théorie appelée le faillibilisme. Est scientifique, un énoncé susceptible d’ être invalidé par l’expérience. La science ne peut trouver de certitude par l’expérience (impossibilité de la vérification) mais elle doit pouvoir être critiquée par l’expérience. Ainsi, certains énoncés sont infalsifiables :
-          « Dieu existe » : aucune expérience n’est susceptible d’invalider cette proposition
-          « Soit il pleut, soit il ne pleut pas » : tautologie
-          « Les catastrophes que Dieu nous envoie sont destinées à nous éprouver » : les interprétations sont infalsifiables. Popper en conclut au caractère non scientifique du  marxisme ou « socialisme scientifique » qui prétendait énoncer les lois de l’histoire : « Ce n’était pas le doute sur la vérité de ces théories qui me préoccupait, mais au contraire, ce qui me préoccupait, c’est que rien ne puisse les réfuter ». Impossibilité de la réfutation est la marque de la non scientificité des théories, ce qui s’applique aux disciplines herméneutiques. Bachelard mettait en évidence la non discursivité de la psychologie, constitué d’énoncés non falsifiables. On retiendra la formulation de Minkowski : « Pour qu’on puisse avoir raison, il faut qu’on puisse avoir tort ».
Une objection est toutefois possible : toute théorie rencontre des faits polémiques, faut-il pour autant les rejeter ?

C) critères de vérité
Une théorie physique est donc non pas vraie mais tenue pour telle à conditions de satisfaire à plusieurs exigences :
-          elle doit être non contradictoire, c’est-à-dire être formellement vraie. Ce critère de vérité qui prévaut en mathématiques, s’applique dans une moindre mesure à la physique.
-          Elle doit être conforme à son objet, conformité que attestée autant que possible par le test expérimental. Elle doit donc être matériellement vraie, c’est-à-dire non infirmée.
-          Elle doit être unifiée et constituée d’axiomes formalisés réduits au plus petit nombre possible. Longtemps, les savants ont faits de la simplicité de leurs énoncés un gage de leur vérité. Ils se fondaient sur une hypothèse théologique selon laquelle Dieu a appliqué à la création du monde, un principe d’économie : le moins de dépense pour le maximum d’effet. Ce préjugé en faveur de la simplicité s’est transformé en souci du style et de l’élégance. Celle-ci devient une sorte de critère subsidiaire, permettant de départager deux théories concurrentes.
-          De la même façon, une théorie peut être plus vraie qu’une autre en fonction de son étendue explicative, c’est-à-dire du nombre de phénomènes dont elle rend compte. La fécondité d’une théorie est donc liée à son extension. Cette volonté de faire prévaloir une théorie sur une autre s’impose parfois lorsque deux paradigmes sont en concurrence. Il n’arrive pas souvent qu’on puisse élaborer une expérience cruciale ou experimentum crucis de Bacon, c’est-à-dire une expérience dont les résultats observables permettent de trancher absolument entre deux hypothèses concurrentes.



Conclusion : Descartes supposait une réalité une, une science une qui en rende compte et une vérité universelle et absolue. Cependant, cette vérité définie comme adéquation du jugement aux choses ne pouvait être assurée que par la méditation divine. L’épistémologie contemporaine des sciences de la nature a révisé les prétentions de la science à énoncer la vérité. Elle admet désormais une régionalisation des savoirs, et une relativité des lois au domaine d’objets considéré. Elle admet également le caractère probabilitaire et provisoire des lois. La corroboration indéfinie se substitue à la preuve. Toutefois, en modifiant son acception du vrai, la science interroge aussi son rapport au réel. La connaissance scientifique s’appuie sur une réalité artificiellement produite dans l’expérimentation par le biais d’instruments. Elle connaît le réel de façon indirecte par les modèles qu’elle en construit. Son objectivité ne désigne plus l’adéquation à l’objet mais le consensus autour d’un paradigme qui fait temporairement ses preuves face à la réalité. Car le paradoxe de la science consiste en ce que ses énoncés dont l’approximation par rapport à l’objet n’est pas même mesurable, sont  pourvus d’une efficace sur la réalité. Ni reflet, ni fiction, selon l’expression de Pierre Duhem, la théorie est une manifestation du rapport de l’esprit humain au monde qui a ceci de spécifique qu’il enregistre du réel lui-même sa validation provisoire. Pour le reste,  l’activité scientifique, proche à certains égards de l’activité créatrice de l’artiste, témoigne de l’esprit humain, de sa recherche d’intelligibilité, des limites internes à la connaissance et de la puissance de l’imagination la plus propre à les surmonter.




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