Plan :
I- l’épistémologie de Gaston Bachelard
A) la psychanalyse de l’esprit scientifique
B) statut de l’expérience dans la science
contemporaine : le morceau de cire
C) la phénoménotechnique
II- théorie et expérience
A) la méthode expérimentale
B) l’induction
C) la construction des modèles scientifiques
III- vérité et progrès dans les sciences physiques
A) discontinuité du progrès des sciences
B) la scientificité
C) critères de vérité
La question de la préséance de
l’hypothèse sur l’expérimentation est commune à toutes les sciences de la
nature. Dans l’étude du vivant, outre les questions éthiques posées par
l’expérimentation sur l’animal, les scientifiques se heurtent au problème de la
validité des généralités induites à partir de l’étude d’individus. En physique,
il semble qu’on puisse reproduire indéfiniment les expériences, et que
l’induction soit à la fois possible et légitime. On peut toutefois s’interroger
sur la légitimité de passer d’un nombre fini de cas à l’énoncé d’une loi. Or
non seulement la loi en physique risque de voir limiter ses prétentions à une
validité universelle, mais devant les changements de paradigme, on peut également
s’interroger sur la prétention de la physique à rendre compte de la nature. Au
17è siècle, le rationalisme classique (Descartes, Spinoza, Leibniz) pense la
vérité comme la correspondance entre les idées et les choses. Dans cette
perspective, la science serait le reflet de l’ordre naturel. On se souvient
toutefois que Descartes invoquait Dieu comme le garant de cette adéquation. Il
semble que l’épistémologie contemporaine soit rationaliste en un tout autre
sens. A partir de Kant, en effet, et la seconde préface à la Critique de la
raison pure, l’expose clairement (cf : texte de Kant dans le cours sur
la liberté), le rationalisme désigne moins le pouvoir de la raison à rendre
compte du réel puisque de la chose en soi nous ne pouvons rien savoir, mais le rôle
de la raison dans la connaissance et sa priorité sur l’observation. C’est
l’homme qui pose des questions à la nature, c’est lui qui instruit l’expérience
plutôt que l’expérience qui l’instruise. Mais si la raison est première, elle
précède l’observation en décidant de ce qui doit être observé et devient
constitutive du phénomène lui-même. C’est pourquoi Bachelard peut dire que les
faits sont produits et non donnés. Si l’on accorde au scientifique un tel rôle
dans la constitution de son objet, force est de se demander ce qu’il parvient à
savoir au juste des phénomènes naturels.
I- L’épistémologie de Gaston
Bachelard
Gaston Bachelard est un
épistémologue français du 20è siècle, auteur de nombreux ouvrages : La
formation de l’esprit scientifique, le nouvel esprit scientifique, la
philosophie du non, le matérialisme rationnel, le rationalisme
appliqué, etc...Il y développe une conception originale du fonctionnement
de l’esprit scientifique et des obstacles que rencontre intrinsèquement
l’activité du chercheur.
A) la psychanalyse de l’esprit
scientifique
Bachelard examine la genèse
scientifique et applique à l’activité scientifique certains concepts freudiens.
1) la catharsis : par ce
terme aristotélicien qui désigne la purification des passions qu’engendre leur
représentation sur scène dans le théâtre tragique, Bachelard propose de
purifier l’esprit scientifique de ce qui en lui fait obstacle à son propre
développement. Il existe en effet des obstacles intellectuels que l’esprit doit
surmonter pour élaborer un savoir. La psychanalyse de l’esprit scientifique
consiste à distinguer puis à éliminer cette forme d’Inconscient c’est-à-dire
ces idées qui empêchent la marche de l’esprit. La raison scientifique est donc
un résultat plutôt qu’un point de départ, elle se constitue historiquement.
2) rupture avec l’opinion :
- critique de l’opinion. Selon
Bachelard, la pensée scientifique, voire la pensée simplement, s’oppose
rigoureusement à l’opinion et doit la détruire. L’opinion est en effet
n’argumente pas, elle ignore les raisons de ce qu’elle soutient. La pensée,
ainsi que la définissait Platon, est opinion droite accompagnée de logos.
Savoir ne suffit pas, encore faut-il savoir pourquoi nous savons. C’est la
raison pour laquelle une opinion qui, par hasard, serait juste, aurait tout de
même tort, puisqu’elle ne saurait répondre d’elle-même. En outre, elle traduit
un désir, ce qui signifie qu’elle est orientée par l’intérêt, et qu’elle saisit
les choses par leur utilité. Mais l’opposition se radicalise lorsque Bachelard
met en lumière la spécificité de l’esprit scientifique. Le scientifique doit
posséder « le sens du problème ». Cela signifie doit discerner les
problèmes car ils ne surgissent pas d’eux-mêmes. Paradoxalement, c’est dans la
capacité de poser des problèmes que Bachelard situe l’essence de la science,
davantage que dans les réponses qu’elle donne. Or l’opinion, inversement, donne
les réponses à des questions qu’elle n’a pas pris la peine de
poser : « Elle a toujours plus de réponse que de
question. »
- rupture avec la pensée préscientifique :
la pensée préscientifique est illustrée par la science des salons qui montrait
beaucoup d’engouement pour les manifestations sensationnelles de sciences
parfois balbutiantes. Les salons apprécient beaucoup les expérimentations
parfois fantaisistes censées rendre compte de l’électricité. Bachelard parle à
ce sujet d’une « science foraine », une science de bateleurs et
d’illusionnistes, très éloignée de la rigueur voire de l’ennui que l’on doit
accepter des sciences véritables. Or cet esprit préscientifique est récurrent,
c’est-à-dire toujours prêt à ressurgir. Il est tout aussi constamment à
combattre.
La science, en rupture avec
l’opinion, la pensée préscientifique, avec aussi, comme on le verra les
connaissances antérieures l’évidence, l’immédiat, possède un caractère
polémique et révolutionnaire : « on connaît contre une connaissance
antérieure », « l’évidence première est toujours une erreur
première ».
B) statut de l’expérience dans
la science contemporaine : le morceau de cire
Dans la seconde Méditation
métaphysique, Descartes s’interroge sur la substance de la cire. Héritier de la
pensée grecque selon laquelle l’être parfait est défini par son immutabilité
par opposition au monde du devenir, Descartes cherche ce qui dans la cire
demeure identique à elle-même, soit son élément de permanence. Cet invariant
qui correspond à la substance permet de la penser clairement et distinctement à
part des autres corps. L’expérience devient une école du doute car aucune des
sensations immédiates ne demeurent permanentes. Toutes les propriétés
matérielles de la cire sont fugaces et insaisissables. Descartes critique donc
la position empiriste qui réduit la cire à ses propriétés extérieures et se
figure connaître la cire par ces propriétés changeantes. Les empiristes
confondent la substance et les accidents. Or les qualités sensibles doivent
être exclues de la représentation que nous nous faisons de la cire. La
substance de la cire ne peut être conçue que par l’entendement, l’expérience ne
pouvant instruire que négativement en enseignant ce que la cire n’est pas. Descartes
de l’analyse du morceau de cire, que ce ne sont pas les sens mais l’entendement
qui nous enseigne ce qu’est la cire. A quelques siècles d’intervalle, Bachelard
répond à Descartes en substituant une épistémologie de la relation à une
épistémologie de la substance. Les transformations de la cire ne sont pas des
accidents mais la substance même de la cire pour autant que ce terme conserve
un sens. Car la substance doit en effet être pensée comme une contexture
d’attributs, un tissu de relations. La cire devient l’ensemble des
transformations auxquelles elle se prête. Etudier un phénomène revient à
établir toutes ses variations, à objectiver toutes ses variables.
C) la phénoménotechnique
Ce terme inventé par Bachelard
désigne une caractéristique de la science contemporaine : la production de
phénomènes au moyen d’instruments.
1) connaissance sensible et
instruments : Descartes tenaient les sens pour trompeurs. La science, en
inventant des instruments permettant l’exploration de l’infiniment grand et
l’infiniment petit à modifier le rapport de la connaissance à la perception. En
rendant visible l’invisible (infiniment éloigné ou infiniment petit), les
instruments ont comme élargi notre sensibilité. Dans une autre perspective, on
pourrait concevoir que les instruments nous ait plutôt affranchi de la
sensibilité. On décrit même ce que l’on ne voit pas. En ce sens, la science
contemporaine a opéré une disjonction du réel et du perçu. En s’arrachant à la
sensation, la science se soustrait à l’anthropomorphisme induit par la
sensibilité. En optique physique, par exemple, il n’est plus question de l’œil
humain.
D’autre part, les instruments
résultent de l’application d’un savoir, ils sont du savoir incarné, devenu
chose d’où les deux expressions par lesquelles Bachelard les désigne : les
instruments sont des « théories matérialisées » ou des
« théorèmes réifiés ». Le microscope prolonge l’esprit plus encore
que l’œil.
2) la mesure : l’expérience
subjective est singulière et qualitative, elle doit être transformée en données
chiffrées pour être universalisée. Par exemple, la sensation de chaleur est
mesurée par un instrument à partir d’une unité de mesure fixée
conventionnellement. Elle peut alors être figurée par des données chiffrées. On
sait que le choix de l’unité de mesure peut affecter d’une façon très sensible
le résultat. De même, l’utilisation d’instruments perturbe l’objet à connaître.
Ne dit-on pas « observer, c’est perturber ».La mesure en ce sens ce
crée-t-elle pas un état nouveau ? L’interaction du sujet connaissance et
de son objet est devenu un principe dans les sciences de la nature comme dans
les sciences humaines : « La connaissance change le connu ». La
relation d’incertitude d’Heisenberg a parfois donné lieu à une telle
interprétation (on ne peut connaître avec une égale précision la vitesse et la
position d’un corpuscule).
3) la production du phénomène
Kant donnait l’exemple de Galilée
utilisant un plan incliné rendu lisse afin de supprimer les forces de
frottement, et s’efforçant de supprimer les phénomènes parasites pour analyser
la loi de la chute des corps. Bachelard à son tour met en évidence le caractère
factice de l’expérimentation. Le scientifique doit filtrer, épurer et
finalement produire un phénomène qui n’existe pas comme tel dans la nature.
Pour reprendre l’analyse du morceau de cire. Descartes assimilait la cire pure
à la cire originelle, intouchée. Pour Bachelard, la cire pure est le résultat
d’une multitude d’opérations visant à séparer la cire de ce qui s’y trouve mêlé
dans la nature. Ainsi est produite une gouttelette de cire pure,
artificiellement produite. Le scientifique n’approche donc la nature que dans
l’artifice du laboratoire, comme l’artiste qui a recours à l’illusion pour
rendre le réel, il s’éloigne de la nature pour l’expliquer : « le
laboratoire est la négation de la nature ».
II- théorie et expérience
A) la méthode expérimentale
Texte de Claude Bernard, extrait
de
Dans ce texte, Claude Bernard
expose les trois temps de la « valse expérimentale ».
L’expérimentation suit en effet des étapes cycliques et indéfinies.
Hypothèse nouvelle
hypothèse
Vérification observation vérification
Corrections
Observation d’un fait expérimentation etc.
premier naturel
Selon la thèse empiriste
développée ici, la théorie serait comme contenue dans les faits naturels d’où
il suffit de l’extraire. L’esprit serait une table rase sur laquelle les choses
viendraient faire impression : « ce fait me frappa ». Par
l’observation, la pensée s’élève du fait premier naturel à l’hypothèse
théorique. Bachelard soutient au contraire, que l’homme de science ne se
contente pas d’observer un fait premier naturel mais qu’il produit une
expérience chargée de faire apparaître l’objet d’étude, c’est-à-dire ce que la
nature occulte, d’où sa proposition : « Il n’y a de science que de ce
qui est caché ». Il n’existe donc pas de fait premier puisque :
-
tout fait suppose des connaissances antérieures d’où il
tire sa signification. Bachelard reprend la thèse de Kant selon laquelle
l’objet est soumis aux exigences de la raison qui l’élabore. Le fait n’existe
pas en soi, une certaine de la représentation de la réalité lui préexiste. Ce
fait n’est donc ni premier, il est un résultat, une production, ni naturel,
puisqu’il n’existe pas comme tel dans la nature. La nature ne nous enseigne
rien que nous ne commencions par chercher. Ce n’est donc pas la nature qui
provoque la connaissance que nous en prenons. La science du reste commence
véritablement lorsqu’elle s’affranchit de l’intérêt pour l’exceptionnel et
prend les phénomènes d’une grande banalité pour objet de sa réflexion. En
montrant que le travail de l’esprit est la condition nécessaire de toute
connaissance, on dissipe la vision mystificatrice de génie scientifique.
B) l’induction
La physique repose sur
l’induction, soit le passage du particulier au général. Cette induction est un
principe dont nous usons dans notre vie quotidienne, et dont nous faisons souvent
un usage abusif. Nous usons de précipitation en effet, lorsque nous
généralisons à partir de quelques expériences particulières, telle de dinde de
Noël qui se trouve si bien traitée qu’elle en conclut hâtivement à l’énoncé
général : on me nourrit fort bien ici. Mais le 24 Décembre arrive, et la
dinde est forcée de revoir ses prédictions. Hume dans ses Enquêtes sur
l’entendement humain, section IV, propose une critique de l’induction.
A)« Le soleil ne se lèvera
pas demain, cette proposition n’est pas moins intelligible et n’implique pas
plus contradiction que l’affirmation il se lèvera. Nous tenterions donc en vain
d’en démontrer la fausseté. Si elle était démonstrativement fausse, cela
impliquerait contradiction et l’esprit ne pourrait jamais la concevoir
distinctement. » L’argument de Hume consiste à invalider l’induction par
une sorte de preuve par l’absurde inversée. Il montre que son contraire est non
contradictoire. La nature peut sans contradiction changer ses règles. C’est
pourquoi l’induction est un saut illégitime du fini à l’infini. On conclut en
effet d’un nombre nécessairement fini de cas expérimentés (n) à l’universalité
d’une loi qui s’appliquerait à tous les cas possibles.
Remarques sur l’induction :
- donc le passage du fini à
l’infini est illégitime. Cependant, il n’y pas lieu d’établir une loi pour un
nombre fini de cas, le dénombrement est dans ce cas possible. Ainsi, c’est la
loi dont le rôle est de prévoir, qui implique l’universalité et du même coup
une généralisation infondée.
- A combien s’établit le nombre
de cas observés permettant la formulation d’une loi ?
- Les conditions de l’observation
varient. On affirme cependant que les circonstances sont analogues. La science
repose sur l’analogie.
- puisque le fait est construit,
il suppose des connaissances et d’autres phénomènes qui lui donnent son sens.
La constitution du fait est déjà de l’ordre de la généralisation.
Conclusion sur l’induction :
- une hypothèse ne peut pas être
vérifiée par l’expérience, elle reste suspendue à l’éventualité d’un contre-exemple.
On dit qu’une hypothèse ne peut être vérifiée mais seulement corroborée. Un
énoncé en physique est en conséquence à la fois vrai et provisoire.
- L’induction est par sa
définition le symétrique de la déduction. En réalité, l’induction désigne la
capacité inventive au cœur de la science. Une hypothèse est le produit de
l’imagination, de l’invention et du sens du problème dont Bachelard fait la
caractéristique de l’esprit scientifique.
- l’induction consiste à
abstraire une propriété commune de choses particulières. Elle rend en
conséquence possible par exemple, le classement des espèces.
b) la causalité : nous
constatons souvent une conjonction entre deux phénomènes. Mais nous ne voyons
rien dans les choses qui explique leur relation. Nous les inférons à partir de
nos habitudes mentales. Or nous passons de l’idée d’une conjonction constante à
l’idée d’une connexion nécessaire. Cette nécessité n’est telle que pour nos
esprits.
Si l’expérience le livre rien de
nécessaire, si elle ne peut fonder ni l’universalité ni la nécessité des
concepts, et si toute connaissance repose en définitive sur nos habitudes
mentales et de simples croyances, l’esprit est logiquement conduit au
scepticisme. Ainsi, le scepticisme est la conséquence de l’empirisme. Pourtant
les sciences possèdent un réel pouvoir prédictif et heuristique. Russell, dans Problèmes
de philosophie, tente de démontrer que les exceptions sont surmontées par
une théorie plus générale. En effet, des lois plus générales proposent l’explication
des exceptions. Par exemple, les avions et les ballons sont des contre-exemples
à la loi : un corps lâché dans l’air tombe. Mais la loi de gravitation
explique ces exceptions.
On retiendra toutefois que la
science physique contemporaine assume le caractère probabilitaire et provisoire
de ses énoncés, et renouvelle la conception du vrai.
C) la construction des modèles
scientifiques
Etude du texte de Max Planck
extrait de L’image du monde dans la physique contemporaine.
Planck expose dans ce texte, une
théorie des trois mondes. Il distingue en effet monde sensible, monde réel et
monde de la physique. Il part du constat que la science physique se construit
par des mesures et que toute mesure est liée à une perception physique. Les
physiciens semblent donc n’avoir à faire qu’avec le monde sensible,
c’est-à-dire le monde tel qu’il est perçu.
Mais :
-
La raison nous enseigne que si nous tournons le dos à
un objet en nous éloignant de lui, il en reste quelque chose quoique nous ne
soyons plus là.
-
La raison nous dit que l’humanité toute entière avec
l’ensemble de ses sensations, notre système planétaire même, ne sont qu’une
infime partie d’une nature sublime et insaisissable.
-
La raison nous suggère que les lois de la nature ne
surgissent pas du cerveau humain mais qu’elles ont existé avant la vie sur
terre et existeront lorsque le dernier physicien sera mort.
En
conséquence : Il existe un monde réel derrière le monde des sensations. Ce
monde réel est indépendant de notre existence. De celui-ci, nous ne pouvons
acquérir la connaissance directe mais seulement l’appréhender par
l’intermédiaire du monde senti.
Planck élabore
donc une double hypothèse : il existe un monde réel inconnaissable tel la
chose en soi ou noumen kantien. Ce monde réel est indépendant de notre
perception. Dès lors, le monde du physicien apparaît comme une construction
destinée à décrire le plus simplement possible le monde senti, et à offrir du
monde réel, une connaissance aussi complète que possible. Mais pour reprendre
une métaphore d’Einstein, le monde est à l’image d’une montre fermée dont le
mécanisme demeure caché. Ainsi, la réalité reste à jamais une énigme ou selon
l’expression de Bernard d’Espagnat, « le réel est voilé ». Une
théorie peut alors se définir comme un ensemble d’hypothèses destinées à rendre
intelligible le réel, d’unifier la diversité phénoménale. Mais la réalité
objective restant hors de portée de la science, comment définir la vérité d’un
énoncé scientifique ? Du reste, cette recherche d’intelligibilité peut
s’illustrer dans des représentations vulgarisées et fausses de phénomènes qui
défient nos capacités représentatives. La physique des particules affirme que
la matière n’est plus définie par le poids ou la localisation. L’électron est
dépourvu d’extension, il est onde ou corpuscule de façon indéterminée. La
question de l’objectivité renvoie donc d’une part à l’impossibilité pour la
science de coïncider avec son objet, d’autre part, avec le caractère
irreprésentable de l’objet dans la science physique contemporaine, la dé
chosification de la matière. Il est donc possible de conclure que les théories
sont des paradigmes, des modèles dont rien ne garantit l’adéquation avec la
nature ; et que les lois ne sont pas des reflets mais des inventions. Nous
l’élaborons que les lois de nos représentations de monde. A ce titre, une
analogie avec le travail de l’artiste est doublement permise : d’une part,
le rapport à la nature est indirect et médiatisé par nos représentations,
d’autre part, la science comme l’art implique la création.
III- vérité et
progrès dans les sciences physiques
A) le progrès
1) Bachelard
affirme le caractère révolutionnaire de la science. Les connaissances
antérieures peuvent constituer un tissu d’erreurs, destiné dès lors à être
invalidé. La science progresse donc par rectifications successives, d’une façon
discontinue.
2) Kuhn, dans
Les structures des révolutions scientifiques, rejoint l’analyse de Gaston
Bachelard. Il propose la notion de refonte épistémologique pour rendre compte
des changements de paradigme. Soit la science normale, constituée de l’ensemble
des convictions partagées par un groupe scientifique à un moment donné. Cette
science normale se heurte à des faits polémiques, c’est-à-dire qui ne
s’intègrent pas dans la théorie. L’expérimentation a donc invalidé certaines
hypothèses constitutives du paradigme. Pour sauver la théorie, on ajoute des
hypothèses ad hoc. Lorsque ces hypothèses se multiplient, il devient nécessaire
de changer de paradigme. C’est le moment proprement révolutionnaire. Une fois
que le nouveau paradigme est élaboré, une nouvelle science normale s’instaure.
Le paradigme
désigne la vision commune des chercheurs. Il permet de redéfinir la notion
d’objectivité. Celle-ci ne désigne plus la capacité de la science à déterminer
des propriétés objectives, mais la faculté de limiter les effets de la
subjectivité par la soumission au test expérimental. Ce n’est pas en tant que
connaissance de l’objet que la science est dite objective, mais en tant qu’elle
met en forme des notions universelles.
D’autre part,
on peut faire de la possibilité du progrès la marque de la vérité scientifique.
Lakatos considérait qu’un programme de recherche devait être accepté dès lors
qu’il conduisait à de nouvelles prédictions dont quelques unes au moins se montreraient
correctes.
B) la
scientificité
La science
implique par principe une légitimité dont tous les énoncés ne peuvent se
réclamer. Il convient donc de distinguer la science de ce qui prétend indûment
en faire partie. On peut énoncer deux critères principaux :
-
l’expérience doit être reproductible. On tient alors
les variations expérimentales pour négligeables, et on a recours à l’analogie.
Certaines sciences reposent toutefois sur une spéculation et des calculs
mathématiques en l’absence d’expérience possible. C’est le cas de
l’astrophysique. Vérification et réfutation sont asymétriques.
-
Dans Conjectures et réfutations, Karl Popper propose le
critère de la falsification, théorie appelée le faillibilisme. Est
scientifique, un énoncé susceptible d’ être invalidé par l’expérience. La
science ne peut trouver de certitude par l’expérience (impossibilité de la
vérification) mais elle doit pouvoir être critiquée par l’expérience. Ainsi,
certains énoncés sont infalsifiables :
-
« Dieu existe » : aucune expérience n’est
susceptible d’invalider cette proposition
-
« Soit il pleut, soit il ne pleut
pas » : tautologie
-
« Les catastrophes que Dieu nous envoie sont
destinées à nous éprouver » : les interprétations sont
infalsifiables. Popper en conclut au caractère non scientifique du marxisme ou « socialisme
scientifique » qui prétendait énoncer les lois de l’histoire :
« Ce n’était pas le doute sur la vérité de ces théories qui me
préoccupait, mais au contraire, ce qui me préoccupait, c’est que rien ne puisse
les réfuter ». Impossibilité de la réfutation est la marque de la non
scientificité des théories, ce qui s’applique aux disciplines herméneutiques.
Bachelard mettait en évidence la non discursivité de la psychologie, constitué
d’énoncés non falsifiables. On retiendra la formulation de Minkowski :
« Pour qu’on puisse avoir raison, il faut qu’on puisse avoir tort ».
Une objection
est toutefois possible : toute théorie rencontre des faits polémiques,
faut-il pour autant les rejeter ?
C) critères
de vérité
Une théorie
physique est donc non pas vraie mais tenue pour telle à conditions de
satisfaire à plusieurs exigences :
-
elle doit être non contradictoire, c’est-à-dire être
formellement vraie. Ce critère de vérité qui prévaut en mathématiques,
s’applique dans une moindre mesure à la physique.
-
Elle doit être conforme à son objet, conformité que
attestée autant que possible par le test expérimental. Elle doit donc être
matériellement vraie, c’est-à-dire non infirmée.
-
Elle doit être unifiée et constituée d’axiomes
formalisés réduits au plus petit nombre possible. Longtemps, les savants ont
faits de la simplicité de leurs énoncés un gage de leur vérité. Ils se
fondaient sur une hypothèse théologique selon laquelle Dieu a appliqué à la
création du monde, un principe d’économie : le moins de dépense pour le
maximum d’effet. Ce préjugé en faveur de la simplicité s’est transformé en
souci du style et de l’élégance. Celle-ci devient une sorte de critère
subsidiaire, permettant de départager deux théories concurrentes.
-
De la même façon, une théorie peut être plus vraie
qu’une autre en fonction de son étendue explicative, c’est-à-dire du nombre de
phénomènes dont elle rend compte. La fécondité d’une théorie est donc liée à
son extension. Cette volonté de faire prévaloir une théorie sur une autre s’impose
parfois lorsque deux paradigmes sont en concurrence. Il n’arrive pas souvent
qu’on puisse élaborer une expérience cruciale ou experimentum crucis de Bacon,
c’est-à-dire une expérience dont les résultats observables permettent de
trancher absolument entre deux hypothèses concurrentes.
Conclusion : Descartes
supposait une réalité une, une science une qui en rende compte et une vérité
universelle et absolue. Cependant, cette vérité définie comme adéquation du
jugement aux choses ne pouvait être assurée que par la méditation divine.
L’épistémologie contemporaine des sciences de la nature a révisé les
prétentions de la science à énoncer la vérité. Elle admet désormais une
régionalisation des savoirs, et une relativité des lois au domaine d’objets
considéré. Elle admet également le caractère probabilitaire et provisoire des
lois. La corroboration indéfinie se substitue à la preuve. Toutefois, en
modifiant son acception du vrai, la science interroge aussi son rapport au
réel. La connaissance scientifique s’appuie sur une réalité artificiellement
produite dans l’expérimentation par le biais d’instruments. Elle connaît le
réel de façon indirecte par les modèles qu’elle en construit. Son objectivité
ne désigne plus l’adéquation à l’objet mais le consensus autour d’un paradigme
qui fait temporairement ses preuves face à la réalité. Car le paradoxe de la
science consiste en ce que ses énoncés dont l’approximation par rapport à
l’objet n’est pas même mesurable, sont
pourvus d’une efficace sur la réalité. Ni reflet, ni fiction, selon
l’expression de Pierre Duhem, la théorie est une manifestation du rapport de l’esprit
humain au monde qui a ceci de spécifique qu’il enregistre du réel lui-même sa
validation provisoire. Pour le reste,
l’activité scientifique, proche à certains égards de l’activité
créatrice de l’artiste, témoigne de l’esprit humain, de sa recherche
d’intelligibilité, des limites internes à la connaissance et de la puissance de
l’imagination la plus propre à les surmonter.
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