La notion de personne :
Personne
vient du grec persona qui veut dire
masque, les acteurs portaient des masques figés en une unique expression,
soulignant ainsi l’identité et le caractère unique de chaque personnage. Parler
de quelqu’un comme une personne implique alors la part de rôle, de jeu, présent
en chacun de nous comme acteur social. Souvent nous ne parvenons plus à
distinguer entre le rôle social et notre identité, nous sommes notre
fonction : médecin, enseignant, ouvrier… Plus encore que de jouer un rôle
c’est souvent notre rôle qui nous joue… c’est ce qu’enseigne Sartre lorsqu’il
pose que chacun danse sa profession, danse de l’épicier, du médecin,…
Et si
les aléas de la vie arrache notre statut à notre existence il n’est parfois
plus possible d’adhérer à soi, on ne se reconnaît plus. Lorsque Richard III est
dépossédé de son trône il ne se reconnaît plus lui-même, privé de sa fonction
il sombre dans la folie. Incapable de se reconnaître il réclame un miroir qui
ne peut plus que lui renvoyer le reflet d’un homme
et « seulement » d’un homme. Son visage n’existait que par et
dans le regard des autres, privé de ce regard il ne se reconnaît plus lui-même.
Prendre un contenu de l’extérieur, prendre pour contenu l’extériorité, la
définition de l’hétéronomie qui s’oppose à l’autonomie – du fait de ne plus
dépendre que de soi.
C’est
certainement un mode d’abdication de sa liberté. Moment où l’on se fait chose
pour ne plus assumer l’infini de la liberté et des possibles. S’enfermer dans
u rôle pour ne plus ressentir le vertige
de sa propre puissance et de sa liberté. Je suis ce que je ne suis pas, et ne
suis pas ce que je suis.
Pascal
invite à retrouver son identité par une ascèse : se dépouiller des habits
d’emprunt, redécouvrir par delà ce que nous avons ce que nous sommes.
« Notre âme est indifférente à l’état de batelier comme à celui de duc »
( Discours sur la Condition des Grands). Non plus je ne suis mes
attributs physiques, « celui qui aime quelqu’un à cause de sa beauté
l’aime t’il ? Non : car la petite vérole qui tuera la beauté sans
tuer la personne fera qu’il ne l’aimera plus ». Ce moi n’est donc ni dans
le corps, ni non plus dans l’âme : car le jugement, la mémoire, la morale
peuvent se perdre sans remettre en cause la présence du moi. Le moi se présente
presque comme un fantôme, comme une impression fantastique et délirante. Je ne
me possède que comme un costume, je m’habite mais je ne connais pas ma propre
adresse.
D’un
côté une personne qui se donne dans son statut social et ainsi se dissout dans
l’éther de la société et de l‘universel, de l’autre une personne seulement
elle-même, être biologique et singulier qui n’épuise pas les pouvoirs de
l’espèce et qui ne peut se saisir pleinement sans l’apport des autres. Il faut
rappeler ici la formule grecque gravée au fronton du temple de Delphes :
connais-toi toi-même qui peut se traduire autrement par la prescription de ne
pas oublier que tu n’es pas un Dieu. Connais tes propres limites.
Autrui
Si le
rapport à soi est impossible demeure la communication des consciences comme
préoccupation. Pourtant Leibnitz se représente l’homme comme une monade, sans
porte ni fenêtre, c’est un Deux ex
machina qui seul peut harmoniser les parties de cette machine gigantesque
qu’est l’existence. Descartes pour sa part montre que le cogito est aussi dans
sa découverte celle d’une solitude radicale. La sensation étant dubitable,
seule demeure la pensée. Seule ma conscience est réelle mais dans ce cas il est
possible que les autres consciences n’existent que comme production de ma
propre conscience, comme un rêve. Ma conscience étant la seule dont j’ai
l’expérience tout le reste est un spectacle, un objet. Le danger du solipsisme
guette alors.
Esquisse
d’une solution :
Le
courant intellectualiste propose de fonder la certitude de l’existence d’autrui
sur un raisonnement logique. Un raisonnement analogique montrera qu’autrui est.
Si je vois dans la rue des chapeaux et des manteaux, je juge que ce sont des
hommes qui passent. Je connais autrui par analogie avec moi-même, c’est ce que
posent et Descartes et Berkeley. Mon expérience me permet de déchiffrer
l’attitude des autres : un homme qui pleure me fait reconnaître qu’il est
bouleversé – car je pleure lorsque je suis bouleversé. Je connais autrui par ses gestes et ses attitudes, comme je me
connais moi-même dans mes attitudes et états : la connaissance analogique
permet donc le déplacement et l’interprétation. Mais ce raisonnement ne permet
que d’aboutir à un raisonnement probable, on peut pleurer de rire ou de joie.
C’est la situation et pas seulement le sujet qui m’informe de l’interprétation.
Pourtant
l’existence d’autrui est un fait qui s’impose à moi, et il est indéniable. Tout
comme la nature extérieure existe indéniablement. Nous éprouvons l’existence
des autres consciences dans un sentiment originaire de coexistence. Husserl
pose que « toute conscience est conscience de quelque chose »,
l’expérience d’autrui est vécue avant que d’être intellectualisable. L’enfant
reconnaît le visage souriant et y répond alors qu’il est incapable encore de
raisonner. La communication avec autrui est anté-langagière, elle se donne
avant toute parole, inscrite dans les codes sociaux de chaque société. Le
langage véhicule des codes impersonnels, l’intime se dérobe souvent dans les
mots. Se faire comprendre n’est-ce pas déjà abdiquer devant l’insurmontable
différence des êtres. Le langage servant alors comme parure, comme déguisement.
Bergson pense ainsi qu’il sert seulement à dire les objets du monde,
substituant à la pluralité une somme réduite de vocables – servant ainsi de
classement et de nomenclature aux objets du monde – par extension il tente de
faire la même chose avec autrui. L’enserrer dans des mots afin de le réduire
comme objet à une chose simple et connaissable. Le langage est une proposition
spatiale et une résolution du même type. Prendre la succession comme alphabet
du monde, commode pour l’action des hommes il ne peut rendre compte de
l’intime. Le langage permet un monde commun, un monde de concepts et de choses
qui est un monde d’objets – ce n’est pas le monde des consciences. Parler alors
pour ne rien dire vraiment, pour éviter de se confronter au vertige du silence
qui peut saisir les êtres, qui donne à entendre parfois plus que le discours.
Le conflit
Dire je
équivaut à reconnaître l’existence des autres consciences, en s’opposant on
devient soi, en s’écartant du tous, du nous, nous devenons je. L’enfant fait
d’abord l’expérience du général avant de trouver sa place, il parle de lui à la
troisième personne du singulier avant de dire je : et ce changement est si
remarquable qu’il ne revient jamais en arrière explique Kant. Un simple regard
peut devenir une convocation des consciences, ne pas regarder autrui comme un
objet mais faire l’expérience de l’humanité par le regard. « Si
j’appréhende le regard je cesse de percevoir les yeux .. ce n’est jamais
quand des yeux vous regardent qu’on peut les trouver beaux ou laids, qu’on peut
remarquer leur couleur » énonce Sartre (L’Etre et le Néant). Mais
ce regard est aussi le rappel de l’affrontement des consciences. Surpris par le
regard d’autrui je suis gêné, « j’ai honte de ma liberté en tant qu’elle
m’échappe pour devenir objet donné » (L’être et le Néant). A mon
tour je fige celui que je regarde comme objet et je fais l’expérience de ma
propre puissance. Il y a autour du regard une stratégie de l’opacité, se voiler
le regard pour ne plus devenir la proie ou ne plus être le chasseur.
La sympathie
La
sympathie, l’expérience de l’amour, de l’amitié, permettraient une communication
plus claire des consciences. Ici se distingue l’amitié – cette philia grecque –
de la simple camaraderie. Les camarades sont ceux qui partagent le même univers
et œuvrent ensemble dans un but commun. Au contraire l’amitié est élective,
elle suppose délibération et choix de la conscience. La camaraderie est externe
alors que l’amitié est interne aux sujets. Il y a ainsi des formes de
« contagion affective » lorsque je rentre dans un café je suis touché
par l’ambiance des lieux, je peux ainsi être joyeux dans une fête par simple
mimétisme, il y a ici une forme d’abdication de la personne qui est bien toute
de convention. Lorsque la panique gagne la foule tout le monde s’enfuit, le
mouvement de la foule est irréversible, il est comme un courant affectif. La sympathie
est autre chose, il s’agit d’un mouvement, d’une direction de la conscience –
elle transcende en ce sens l’affectivité : par la sympathie je puis
connaître la souffrance mais non la partager. Je peux ainsi comprendre des
émotions que je ne connais pas – la sympathie élargit mes horizons alors que la
connaissance analogique est une
connaissance familière, restreinte. Lire dans un visage une candeur que
je ne pouvais imaginer, dans un regard une haine intense. Découvrir le visage
d’autrui comme une carte aux trésors, fondant émotivité et réceptivité et
pourtant au cap des tempêtes de l’expérience humaine.
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