Plan
I- Les théories de l’évolution
A) le fixisme
B) le transformisme
C) le darwinisme
II- la matière et la vie
A) les concepts de la biologie
d’Aristote
B) mécanisme et vitalisme
C) la spécificité du vivant
III- l’étude du vivant
A) le concept de finalité
B) statut du concept de finalité
C) l’expérimentation en biologie
Introduction
Dans Les Parties des animaux,
Aristote propose le premier ouvrage consacré à l’étude du vivant. Elle ne
prendra le nom de biologie qu’en 1802. La vie cependant demeure une notion
difficile à définir car on ne peut l’appréhender qu’à partir des vivants qui en
sont le phénomène. Elle peut être définie comme un ensemble de phénomènes que
présentent tous les organismes animaux et végétaux. Mais le concept de vie
n’est pas véritablement expérimentable. C’est la raison pour laquelle il a
donné lieu à ce débat encore vivace entre les matérialistes et les
spiritualistes, ou plus exactement les vitalistes. Les premiers considèrent que
la réalité se réduit à la matière et à ses lois. Tout serait explicable à
partir de la seule réalité matérielle. La matière désigne ce dont la réalité
sensible est faite, ce qui n’exclut pas des variations quant au contenu de la
notion. Descartes assimile la matière à la substance étendue, Epicure aux atomes,
Marx, aux rapports de production. Dans l’interrogation sur le vivant, la thèse
matérialiste est portée par l’interprétation mécaniste du vivant pour laquelle
le vivant est réductible à ses éléments physico-chimiques. Les spiritualistes
mettent en avant l’esprit comme ce qui permet de distinguer le vivant de la
matière (esprit venant de spiritus : le souffle), et affirment
l’irréductibilité de la vie. Cette thèse est soutenue par le mouvement
vitaliste au 19ème. Certes, le vitalisme paraît renoncer à l’exigence
de démonstrativité proprement scientifique et renouer avec la spéculation
métaphysique, il a cependant le mérite de mettre en lumière les limites de la
thèse mécaniste.
Mais dans le langage courant,
l’interrogation sur la vie ne se borne pas au questionnement épistémologique.
C’est l’existence elle-même et le sens que nous lui donnons qui sont désignés.
Ne parle-t-on pas en effet de mener « une belle vie », « une vie
de Bohème », « une double vie », « une vie de débauche ».
Il existe donc des manières de vivre, des genres de vie que nous devons choisir
en donnant à notre vie un sens. Lui attribuant un sens, nous lui accordons
simultanément une valeur. Or la valeur de notre existence tient également au
péril dont elle est menacée. Bichat la définit comme une lutte contre la mort.
Force est de reconnaître que la mort est le propre de tout ce qui vit :
« Dès qu’un homme est né, il est assez vieux pour mourir. »
(Heidegger). Le vivant est donc caractérisé par la possibilité permanente de sa
rencontre avec la mort. Aujourd’hui la liberté ne s’affirme pas seulement dans
le choix d’un genre de vie mais dans le choix de la mort elle-même, à travers
les débats sur l’euthanasie.
I- Les théories de l’évolution
A) le fixisme
Cette théorie, soutenue notamment
par Linné et Buffon, prévaut jusqu’au début du 19è, et s’appuie à la fois sur la Bible, Aristote et
l’observation immédiate.
Thèse : Toutes les espèces
ont été créées telles qu’elles sont : « Il y a autant d’espèces
différentes que l’être infini en a créées au départ » (Linné).
Conséquences : L’homme est
un être radicalement différent des animaux, et il n’y a pas eu d’évolution.
Cette théorie permet toutefois un travail de nomenclature, c’est-à-dire de
classification des espèces.
Objections : - Il existe des monstres
- Un jardinier peu produire de
nouvelles espèces par hybridation, c’est-à-dire par croisement de deux espèces
différentes. Le fixisme est en conséquence contraint d’accepter l’idée d’une
multiplicité infinie d’espèces.
- Le fixisme pense que l’homme ne
descend pas du signe, et prend pour preuve l’absence de l’os intermaxillaire.
Or un crâne humain pourvu de cet os a depuis été découvert.
B) le transformisme
C’est la thèse de Lamarck dans la Philosophie
zoologique (1808).
Thèse : L’infinie variété des
espèces résulte d’une évolution des êtres les plus simples aux êtres les plus
complexes. L’évolution est graduée, continue et uniforme ; elle réalise un
projet de la nature. Plus exactement, Dieu se sert de la nature pour réaliser
son projet évolutionniste. La théorie de Lamarck repose donc sur un présupposé
finaliste ainsi que sur deux concepts fondamentaux.
- l’adaptation. C’est la finalité
qui explique le mécanisme : « la fonction crée l’organe ».
Exemple : la vue est la cause finale de l’œil. En conséquence, « le
défaut d’usage entraîne la perte de l’organe ». Ainsi, la girafe allonge
son cou pour brouter les feuillages du haut des arbres. Il y a par l’usage
création d’organe. Le serpent rampe et se dissimule sous les herbes, c’est
pourquoi il perd ses pattes et son corps devient plus étroit. Enfin, le
kangourou se redresse ce qui entraîne une hypotrophie des pattes avant.
- l’hérédité des caractères
acquis. Les mutations liées à l’usage se transmettent, ce qui permet de rendre
intelligible l’évolution.
Le lamarckisme connut un vif
succès grâce à l’idée d’une nature suivant sans à coups un plan ordonné, et
parce qu’en dépit de l’évolution, il conservait à l’homme son rang ontologique
dans la chaîne des êtres.
Objections :
-
Si les espèces se modifient pour s’adapter, pourquoi
reste-t-il des espèces moins parfaites que l’homme ? Le lamarckisme répond
toutefois à cette objection par l’hypothèse dite du tapis roulant, selon
laquelle de nouvelles espèces apparaissent. Elle soutient par là l’hypothèse de
la génération spontanée selon laquelle le vivant naîtrait spontanément de la
matière inorganique. Il s’agit d’une croyance répandue de l’Antiquité (Aristote
la jugeait vraie pour les espèces inférieures) jusqu’au 17è. C’est Pasteur qui
en donne la réfutation définitive en prouvant que le lait, le sang et le
bouillon peuvent être conservés sans altération dans un air purifié de tous
germes. Le vivant ne peut donc naître que du vivant.
-
Contre l’idée des caractères héréditaires acquis :
la biologie moléculaire a montré l’impossibilité de modifier le code génétique
par le milieu. Le milieu ne saurait influencer l’hérédité.
C) Darwin
Au 19è, Charles Darwin entreprit
un voyage jusqu’en Amérique du Sud. Au terme des cinq ans que dura le voyage,
Darwin exposa ses hypothèses à la fois théoriques et empiriques dans son livre L’origine
des espèces au moyen de la sélection naturelle ou la lutte pour l’existence
dans la nature.
Thèses : La thèse de la
sélection naturelle se subdivise en propositions
-
Les individus varient plus ou moins à chaque
génération. Les variations sont généralement imperceptibles sur une génération.
Il s’agit donc d’un jeu très lent de mutations progressives.
-
Ces variations sont aléatoires.
-
Cette accumulation est orientée par la sélection
-
La sélection naturelle s’opère par la concurrence. Mais
c’est le hasard qui décide en réalité de la survie de l’individu. La sélection
naturelle n’est pas intentionnelle mais suit un mécanisme aveugle. L’adaptation
n’est plus un but mais un résultat.
-
Cette sélection privilégie les variations utiles et les
accumule au fil des générations. Seule cette accumulation de variations sur un
très grand nombre de générations peut produire une variation importante.
Bien que la
thèse de Darwin soit aujourd’hui le paradigme des théories de l’évolution,
certaines objections sont toutefois possibles :
-
La théorie de la sélection naturelle est gradualiste,
or on ne trouve pas les classes intermédiaires. Par ailleurs, dans un organe
aussi complexe que l’œil, une mutation infime serait soit nulle, soit nuisible
au fonctionnement du tout. Ces raisons ont poussé des paléontologues à
réhabiliter une logique finaliste. Ils s’autorisent pour cela de la
concentration cranio-faciale qui donne une lecture différente d’une évolution
non achevée à ce jour.
-
Popper applique au darwinisme le critère du
faillibilisme (cf : épistémologie de la physique) et conclut qu’en
l’absence de test expérimental, il s’agit d’une thèse métaphysique et non
scientifique. Par ailleurs, il dénonce son aspect tautologique : les
individus adaptés survivent, les individus qui survivent sont adaptés.
-
La théorie de Darwin accorde un privilège à l’égoïsme
et au conflit. On pourrait supposer au contraire que l’évolution est le fruit
d’une coopération entre les espèces.
II- la matière et la vie
A) les concepts de la biologie
d’Aristote
Les Parties des Animaux
est considéré comme le premier texte de biologie.
1) la théorie des quatre causes
Quatre points de vue peuvent être
invoqués dans la production d’une chose.
-
la cause matérielle : de quoi est faite la
chose ?
-
la cause formelle (la forme doit être entendue
comme idée ou concept) : quel est le concept de la chose ?
-
la cause efficiente ou motrice : qui a fabriqué la
chose ?
-
la cause finale : en vue de quoi est faite la
chose ?
Dans la
fabrication d’une chose, une table par exemple, il est évident que toutes les
causes sont subordonnées à la dernière. C’est la finalité, la fonction ou télos
qui commande la fabrication dans ses modalités.
2) le passage
de la puissance à l’acte . Le concept d’entéléchie
L’être en
puissance est l’être qui n’a pas encore réalisé son essence. Ainsi, l’arbre est
en puissance dans la graine ou la graine est un arbre en puissance. L’être en
acte est celui qui a réalisé en essence. L’arbre fruitier est en acte lorsqu’il
produit ses fruits. Dans le passage de la puissance à l’acte, le temps joue un
rôle puisqu’il fait passer d’une moins grande à une plus grande perfection.
Dieu est le seul être pleinement en acte puisqu’il ne peut jamais être en
puissance, c’est-à-dire imparfait.
Etre
en acte
Accomplissement
de la fonction
croissance corruption
passage de la
puissance à l’acte dégénérescence
Commencement
du vivant mort
La biologie
d’Aristote ménage une large place au concept de cause finale, or c’est
l’adoption ou le refus du concept de finalité qui est au cœur du débat entre
mécanisme et finalisme.
B) mécanisme
et vitalisme
1) le
mécanisme
Dans la
seconde méditation métaphysique, ainsi que dans les principes de la
philosophie, Descartes illustre la thèse mécaniste qui est la sienne par la
métaphore de l’automate ou de l’horloger. Les corps vivants seraient « des
assemblages de rouages et de poulies ». Le mécanisme consiste dans
l’identification du vivant à la matière. Le développement du microscope puis le
paradigme de la biologie moléculaire ont repris la thèse mécaniste et postulent
la réductibilité du vivant à la matière quoiqu’à un degré supérieur de
complexité. Depuis 1955, l’idée d’un programme génétique, c’est-à-dire d’une sorte
de bibliothèque dans laquelle tout notre programme est inscrit en une certaine
langue formée par combinaison à partir de l’alphabet que constituent les acides
aminés, autorise à étudier le vivant comme une machine. Tous les vivants sont
composés des mêmes entités élémentaires (protéines et acides nucléiques). La
cellule constitue un grain de vie comme il y a des grains de matière (il n’est
en fait pas certain que la métaphore du grain convienne à la matière). La
biologie moléculaire met en lumière les mécanismes chimiques de l’hérédité.
2) le
vitalisme
Les premiers
vitalistes furent des médecins. Cependant, la thèse d’Aristote reprise par
Saint Thomas et selon laquelle la vie est le principe d’animation des vivants,
peut être considérée comme la première apparition du vitalisme. Le vivant
possède en lui-même le principe de son mouvement. Si le non-vivant est en
mouvement, c’est en vertu de quelque chose d’autre que lui. Le vitalisme est
une principe de la philosophie de Teilhard de Chardin au 19è, puis au 20è de
Bergson, à travers le concept d’élan vital.
Le vitalisme
est une pensée dualiste qui juge le vivant irréductible à la matière. Il
affirme qu’un principe vital est cause du vivant et repose sur le phénomène
biologique fondamental qu’est la génération. Quoique non scientifique par sa
démarche et son fondement, cette thèse a joué un rôle en sciences en désignant
les insuffisances de l’explication mécaniste. Elle vaut surtout pour sa
revendication de l’originalité du biologique.
Critiques dont
elle fut l’objet, sachant que toute biologie qui refuse la réduction mécaniste
est « soupçonnée » de vitalisme :
-
Elle fut dénoncée comme purement illusoire. Cependant
c’est une illusion si pérenne qu’il convient de rendre compte de la vitalité du
vitalisme.
-
Elle fut dénoncée pour son aspect ésotérique (discours
réservé à des initiés), et en effet, il se réfère à des entités assez obscures.
Le mécanisme reproche au vitalisme d’expliquer les phénomènes vitaux par des
concepts indéfinissables, qui se substituent à l’observation. Cependant il
s’agit de théories parfois fécondes.
-
Elle fut dénoncée au titre de l’usage réactionnaire qui
en fut fait. Il est vrai que l’eugénisme raciste des nazis s’y référait.
C) la spécificité du vivant
1) L’homologie du vivant et de la
machine est en partie justifiée pour la notion de programme, et pour
l’homéostasie dont l’autorégulation de certaines machines telle la chaudière
autorégulée ( la chaleur dilate les composants métalliques, ce qui entraîne un
effet rétroactif sur le thermostat) peut paraître l’équivalent. Le processus de
dégradation, qu’on appelle vieillesse chez le vivant, affecte également
l’inerte. Cependant une machine se monte et se démonte. Le vivant quant à lui,
se répare, cicatrise : la pince du crabe repousse.
2) Certains biologistes ont tenté
de définir plus précisément les caractéristiques du vivant :
-
Monod, Le hasard et la nécessité
La
téléonomie : toutes les opérations du vivant sont comme ordonnées vers
un projet. On ne peut comprendre l’œil qu’on rapportant son mécanisme au projet
de la vue.
La
morphogenèse autonome : le vivant développe ce programme par lui-même.
Le milieu importe sous la forme de l’écosystème mais un poisson ne saurait
devenir une grenouille sous l’influence du milieu. La machine possède une force
motrice, le vivant possède une force formatrice. Il se produit lui-même.
Invariance
reproductive : Le vivant transmet l’intégralité de l’information
correspondant à sa structure à un autre vivant. Il reproduit dans un autre
individu les caractéristiques de l’espèce.
-
Canguilhem : la connaissance de la vie. Le
normal et le pathologique
La vie est
invention de normes. La maladie se définit comme l’incapacité à poser des
normes ou à modifier les siennes. Elle constitue une sorte d’engourdissement de
la fluidité de la matière vivante. Ainsi la vie est pure activité, toujours
au-delà de telle ou telle règle particulière. Elle échappe à toute
détermination.
3) vie et mort
Dans les Recherches
physiologique sur la vie et la mort (1801), Bichat définit la vie comme
« l’ensemble des fonctions qui s’opposent à la mort ». Le corps
vivant est le théâtre de cette lutte dont la santé et la maladie reflète les
péripéties. Si les propriétés vitales l’emportent, l’être vivant guérit ;
si les forces destructives l’emportent, la mort s’ensuit. La mort marque la
défaite de ce principe de résistance qu’est la vie. Au contraire, les choses
sont immuables comme la mort, leurs propriétés physiques sont éternelles tandis
que les propriétés vitales sont éphémères. On retrouve le dualisme
eros/thanatos chez Freud que l’examen des névrosés de guerre a conduit à
l’élaboration du concept de pulsions de vie et de pulsions de mort. Le névrosé
de guerre revit l’événement traumatique de façon compulsive (répétition qu’on
ne peut empêcher). A partir de ces cas, Freud élargit le dualisme pulsionnel à
l’univers entier : la vie suscitée par la matière inorganique tend à y
faire retour. Le vivant tendrait donc à retourner l’inanimé.
A) le
concept de finalité
1) C’est cependant
par la notion de fonction (organe vient
du grec ergon qui signifie fonction) et de programme que le vivant semble se
distinguer de la matière. La thèse mécaniste selon laquelle la fonction que
peut assumer un être vivant n’est que le résultat mécanique et nécessaire de la
rencontre contingente des éléments matériels et structurels qui le composent,
se heurte à des difficultés.
a) L’organisme
se réduit-il à une somme de cellules ?
L’organisme
peut être défini comme la totalité unifiée d’un ensemble d’éléments solidaires.
On peut distinguer la finalité interne, c’est-à-dire la solidarité des organes
en vue du fonctionnement du tout, de la finalité externe, par laquelle un être
devient utile à un autre être. Par exemple, le soleil est utile aux végétaux,
ou bien, les fleuves charrient du limon qui fertilise les berges. L’affirmation
de la finalité externe revient à penser la nature comme un gigantesque
organisme. Les stoïciens l’appelaient le « grand animal ».
l’hypothèse de la finalité offre une intelligibilité du système de la nature.
b) le primat
de la cause motrice
Le mécanisme,
en rapportant le vivant à ses déterminations physico-chimiques, oublie l’objet
biologique comme tel. Elle en nie la spécificité. D’autre part, l’affirmation
selon laquelle tout est réductible à la matière inerte est un énoncé général
qui ne peut être ni confirmé ni invalidé par l’expérience. Il s’agit donc d’une
simple hypothèse, d’un principe en tout cas non moins hypothétique que celui
qu’il vise, la finalisme.
2) nécessité du
concept de finalité
Aristote juge
que la fonction commande l’organisation : « Ce n’est pas parce qu’il
a telle matière, telle forme et telle genèse que l’œil voit (hypothèse
mécaniste) ; mais c’est parce qu’il doit voir que l’œil a telle matière,
telle forme et telle genèse. » La physiologie (cause finale) commande
l’embryologie, la morphologie, etc… Un organe qui accomplit sa fonction
accomplit son « œuvre propre ». La mort consiste précisément dans
l’arrêt de la fonction : « Un cadavre présente les mêmes caractères
matériels et structurels que le vivant qu’il était quelques instants plus
tôt ; et pourtant, ce n’est plus un vivant. » Pour reprendre
l’exemple de l’œil, il s’agit d’une réalité si complexe, que sa probabilité
d’avoir surgi au hasard est aussi mince que la probabilité de voir d’un sac de
lettres versées par terre surgir l’Odyssée d’Homère.
Les faits de
finalité sont du reste aisés à relever. Que l’on songe en effet à
l’homéostasie, phénomène finalisé et non conscient. Certaines espèces ont des
convergences en rapport avec une fonction. Par exemple, tous les poissons à
nage rapide présentent une même forme effilée ainsi qu’une nageoire dorsale.
B) critique
du concept de finalité
1) Toutefois
les contre-exemples à ces faits de finalité sont au moins aussi nombreux. La
notion de finalité ne paraît pas s’appliquer universellement. Ainsi, nous
constatons que les tâches rouges que présente le bec du goéland argenté servent
de repère aux petits qui les frappent de leur bec quand ils sont affamés. Mais
quelle est en revanche la fonction de la couleur des yeux de mon chat ? De
la même façon, le dédoublement des organes joue manifestement un rôle pour
certains d’entre eux. Le dédoublement des yeux permet la mise en relief, celui
des oreilles favorise l’équilibre. Mais pourquoi possédons-nous deux reins,
deux ovaires, deux testicules ? On répondra que la nature nous a
généreusement dotés pour faire face à une panne éventuelle. Mais dans ce cas,
pourquoi n’avons-nous qu’un cœur, et pourquoi pas quatre ovaires ?
2) La
définition même de la finalité fait apparaître l’analogie implicite entre la
nature et l’activité humaine. La finalité ou but ou intention est en effet
définie par Kant dans la Critique
de la Faculté
de juger, § 10, de la façon suivante : « La représentation de
l’effet est le principe déterminant de sa cause et la précède ». Prenons
un exemple simple : je cours pour attraper mon bus ; attraper mon bus
est la cause finale de ma course. En pensant le vivant sur le modèle de l’activité
technique de l’homme, on court le risque d’une représentation
anthropomorphique. Sans doute, cette analogie tire-t-elle sa légitimité du fait
que nous sommes des êtres de la nature. La nature ne se comporte comme nous le
faisons que parce que nous faisons partie de la nature.
3) de la
téléologie à la théologie
Le finalisme
affirme que tout est fait en vue de quelque chose. S’il doit y avoir des
moutons, il doit y avoir de l’herbe. Mais comment déterminer la cause finale de
tout ce qui est ? C’est ce qui explique, d’après Spinoza, que les hommes
se mettent bien vite à délirer et s’imaginent que les vaches sont faites pour
leur donner du lait (cf : Appendice au livre I de l’Ethique). Les
hommes se posent en fin suprême puis concluent à un architecte du monde,
c’est-à-dire à une intention qui, conjuguée à l’omnipotence, serait à l’origine
de cette finalité. Il devient manifeste que la thèse finaliste ne peut manquer
de retrouver la théologie, et l’on sait qu’elle constitue une des preuves de
l’existence de Dieu dite preuve physico-théologique.
C) quel
statut pour le concept de finalité ?
Le mécanisme
est donc menacé de manquer son objet, et il ne semble pas dépourvu de tout
présupposé métaphysique. Si tout est réductible au physico-chimique, la
psychologie comme la biologie deviennent réductibles à la physique. D’une
certaine façon, comme l’exprime Auguste Comte, la thèse matérialiste explique
le supérieur par l’inférieur, c’est-à-dire le vivant par la matière inanimée.
En biologie, la scientificité croissante passe par une affirmation du mécanisme
et un rejet des thèses vitalistes et finalistes. Historiquement, on assiste à
une sorte de renversement. Au 17è et 18è, les biologistes étaient volontiers
vitalistes et les physiciens mécanistes. Aujourd’hui, les biologistes sont
mécanistes tandis qu’avec la théorie quantique et la « dé
chosification » de la matière, la physique des particules tout au moins,
connaît un renouveau spiritualiste.
Il est certain
que le concept de finalité n’est pas une notion scientifique. Il demeure en
effet hors de portée de l’expérience. Comment ferait-on l’expérience de la
solidarité des vivants dans une totalité organique ? Par ailleurs, il
possède une dimension anthropomorphique, qui peut être dénoncée mais sur
laquelle il pourrait devenir possible de fonder une science de l’humain. Si de
droit, le concept de finalité reste soumis à la critique, il est invoqué de
fait, car il permet sinon de connaître de vivant , au moins de le penser (cf.
distinction kantienne dans le cours sur la liberté). La biologie fait donc
« comme si » il y avait de la finalité dans la nature pour la rendre
intelligible sans toutefois affirmer la réalité de cette finalité. Il s’agit en
conséquence d’une principe heuristique et opératoire, d’une Idée au sens kantien.
Le concept de finalité partage en définitive avec le mécanisme, son statut de
méthode ou maxime pour le travail scientifique.
C)
l’expérimentation en biologie
1) spécificité
des concepts biologiques
Le vivant, à
travers le concept de finalité, se voit appliquer des notions empruntées à la
technique humaine. Toutefois, cette analogie peut se révéler un obstacle à la
compréhension du vivant. Prenons
l’exemple de la circulation du sang. Le sang et la sève s’écoulent comme l’eau.
Puisque l’eau irrigue le sol, on sera tenté de penser que le sang et la sève se
répandent également par irrigation. Or irriguer, c’est perdre l’eau dans le
sol. Le modèle d’irrigation empêche dès lors de comprendre la circulation du
sang. Harvey, médecin anglais du 17è, proposa une preuve expérimentale de la
circulation du sang en opérant une ligature des veines du bras. Ainsi naquit
l’idée du circuit fermé : « Je me suis demandé si tout ne
s’expliquait pas par un mouvement circulaire du sang. » Comprendre la
réalité de la circulation du sang présuppose l’abandon du concept technique
d’irrigation.
Que nous ayons
à nous défier des concepts de l’entendement, des enseignements de
l’intelligence, telle est la thèse que développe Bergson dans l’Evolution
créatrice. Notre intelligence nous donne une maîtrise de la matière, du
géométrique, de l’inerte, mais elle s’applique malaisément à la vie et au
mouvant. Car ce qui semble absurde à nos yeux ne l’est pas forcément au regard
de la nature. Les procédés de la vie présentent parfois un caractère illogique,
absurde, qui nous déroute : « On serait fort embarrassé pour citer une
découverte biologique due au raisonnement pur. Et, le plus souvent, quand
l’expérience a fini par nous montrer comment la vie s’y prend pour obtenir un
certain résultat, nous trouvons que sa manière d’opérer est précisément celle à
laquelle nous n’aurions jamais pensé. » (Bergson, Evolution créatrice,
introduction).
2) quelques
difficultés méthodologiques
Parce que le
vivant est un tout, il est difficile de l’approcher dans une perspective
analytique (décomposition en éléments simples).
a) la
spécificité ou le spécimen : le biologiste opère électivement sur tel ou
tel animal selon le phénomène qu’il étudie. Il choisira de préférence le chien
pour l’étude des réflexes, le pigeon pour l’équilibration, le rat pour les
vitamines et le comportement maternel, le cheval pour la circulation du sang.
Comment dans ce cas, peut-il généraliser la conclusion de l’expérience –
de variété à variété puisque ce qui est vrai de l’une ne l’est pas nécessairement
d’une autre. La loi de Pflüger sur la symétrie ne s’applique pas de la même
façon aux animaux à démarche sautillante et à ceux dont la marche est diagonale
(le chat, le chien) - et à plus forte raison, comment conclure de l’animal à
l’homme ?
b)
l’individuation : on choisit pour l’expérimentation, le meilleur spécimen
d’une espèce. Comment être assuré dès lors que les résultats seront applicables
à des individus de même espèce mais dotés de combinaisons génétiques
différentes ?
c) la
totalité : Si on étudie une organe, on le prélève, puis on le greffe. Mais
a-t-on affaire au même organisme ? Un organisme après ablation d’un organe
est-il un organisme diminué d’un organe ou un autre organisme ?
D)
irréversibilité : Aucun animal n’est comparable à un autre, mais aucun
animal n’est rigoureusement comparable à lui-même selon les moments où on
l’examine. Selon les expression de Charles Nicolle, bactériologiste français du
19è, « le phénomène se modifie entre nos mains » ou encore « nous
avançons sur une route qui marche elle-même ». Il désigne par là les
modifications que produit sur l’organisme l’expérimentation. Un être vivant
peut développer des résistances au traitement antibiotique par exemple. Comment
conclure de l’expérimental au normal ?
3) l’éthique
du vivant
a) La
recherche sur les cadavres fut longtemps interdite et la dissection d’un corps
mort considérée comme une profanation. L’école d’Alexandrie au 2è et 3è siècles
avant Jésus Christ constitua une exception notable.
b) la
vivisection : Il n’existe pas de droit des animaux. On juge en effet que
pour avoir des droits, il faut être en mesure d’avoir des devoirs, ce dont
seule la conscience nous rend capable. Les anglo-saxons développent une
conception différente et tentent de fonder le droit des animaux sur leur
capacité à souffrir.
c) la
protection de la vie. Dans le Principe Responsabilité (1979), et Une
éthique pour la civilisation technologique (1990), Hans Jonas assigne à
l’homme une nouvelle mission. Nous devons modifier notre rapport à la nature
(cf : texte de Serres) et considérer que nous ne logeons pas seulement
dans la nature mais que nous avons le devoir de l’abriter. Nous devons, dit-il,
faire vivre la vie. Sa conception donne lieu à la formulation d’un impératif
catégorique dont la forme est empruntée à la philosophie pratique de
Kant : « Agis de telle façon que les conséquences de ton action
soient compatibles avec la permanence d’une vie authentiquement humaine sur
terre. »
d) le choix de
la mort : Hegel disait « ni le soleil ni la mort ne se peuvent
regarder en face ». Quoique nous soyons tous condamnés, notre ignorance de
la dernière heure est comme le gage illusoire de l’immortalité. Choisir sa
mort, c’est prononcer l’inhumaine précision de cette condamnation. Encore faut-il
distinguer le refus de l’acharnement thérapeutique et le refus d’un état stable
mais pénible. L’euthanasie concerne essentiellement ce dernier cas. Il est
peut-être heureux que l’homme répugne à légiférer dans un tel domaine, non que,
à l’image de Créon, le législateur outrepasse ses prérogatives en légiférant
sur la mort, mais parce que chaque cas est inédit, et ne peut être adéquatement
subsumé sous l’universalité d’une loi. En France, les comités d’éthique se
prononcent sur des cas singuliers. Peut-être conviendrait-il que la réflexion
contemporaine sur le choix de la mort éclaire du même coup le tabou dont la
mort fait désormais l’objet. Tandis que le gisant quittait jadis ce monde
entouré de tous, on meurt aujourd’hui dans le silence et la solitude des hôpitaux.
Le deuil doit se faire avec discrétion. L’engouement suscité par la crémation
renforce le processus d’abstraction de la mort que plus aucun rituel
n’accompagne. Puisque nous nous sommes faits libres de vivre (droit à
l’avortement et à la contraception) et bientôt libres de choisir le moment de
quitter l’existence, n’est-il pas temps aussi de réapprendre à mourir ?
Conclusion :
la pensée et la vie
L’intelligence
divise pour comprendre, elle mesure, quantifie. Par ces opérations elle se
retire de la vie et instaure une distance entre l’homme et les choses. Le recul
critique, comme l’a montré Descartes dans le cogito, est une dimension
essentielle de la pensée. La pensée n’est pas pour autant en conflit avec la
vie. Elle constitue une certaine réponse que trouve l’homme en tant que vivant
confronté aux problèmes que la vie lui pose. La connaissance est en effet une
façon de résoudre les problèmes que nous pose l’environnement. En ce sens, on
peut dire que la pensée est l’œuvre d’un vivant et qu’elle figure sa forme
spécifique d’adaptation au milieu. La tendance analytique de l’intelligence
rend toutefois la vie difficilement accessible à la pensée, car la vie est
formation de formes vivantes qui sont autant de totalités. En conséquence, elle
doit être saisie dans une vision et non dans une division. La pensée doit
s’efforcer de s’adapter à la vie en laissant l’esprit, capacité d’intuition et
de saisie de l’indivisible, se substituer à l’intelligence analytique. Si comme
le dit Canguilhem, « l’intelligence ne peut s’appliquer à la vie qu’en
reconnaissant l’originalité de la vie », elle doit partager certaines des
caractéristiques de son objet. Ainsi, comme la vie, dont c’est la propriété
peut-être fondamentale, la biologie doit se faire créatrice.
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