Platon
, Le
Banquet.
Qu’est-ce
qu’un banquet ? C’est une cérémonie avec des règles, une sorte de rite, de
concours intime entre gens de l’élite, un jeu de société. Chacun apporte son
écot sous la forme d’un discours qui est une petite contribution individuelle.
Le
texte débute par les conditions de la parole, c’est en devisant le long du
chemin que la mémoire va circuler, passer de l’un à l’autre, un peu comme le
contenant plein vient remplir un contenant vide. L’établissement du savoir ou
de la mémoire ne suit pas
celui de la sagesse (comme le note Socrate en se moquant d’Agathon).
Le
statut de la mémoire chez les grecs est très différent du notre, la narration
est orale et toute l’histoire de la Grèce, de génération en génération passe
par cette tradition des aèdes, des
conteurs, des poètes. Ainsi la mémoire ne doit pas faire défaut, elle doit
faire passer le fil, permettre que chacun s’accapare l’histoire collective et
en garde trace. Nous sommes ici dans une société de la parole et non de
l’écrit. Demander que l’on raconte un banquet ne doit pas surprendre, ni non
plus le fait que Apollodore puisse aussi bien avoir retenu chaque phrase ou
mot.
Position historique
Le Banquet est avec le
Phèdre
les deux œuvres de Platon où il est question de l'amour.
Comme tous les écrits
de Platon, les paroles des personnages ne sont pas directement retranscrites.
Platon ne les rapporte pas non plus en tant que narrateur, et préfère se servir
d'un intermédiaire, Apollodore. Il raconte en effet comment Apollodore vient à
refaire le récit très précis de cette soirée, en rapportant toutes les paroles
importantes qui y furent échangées.
Platon écrit vers 385, mais il situe le récit d'Apollodore 20 ans
auparavant, vers 405, tandis que onze années ont passé depuis la fameuse
réception de 416. Apollodore lui-même n'était pas chez l'hôte Agathon. Il tient
son récit de Socrate mais surtout du disciple Aristodème qui l'accompagnait.
La multiplication de témoins intermédiaires a pour but de signaler
au lecteur que le texte qu’il lira n’est pas la retranscription exacte de la soirée
mais de l’essentiel de ce qui a été dit. En
même temps il s’agit de montrer la généalogie de la mémoire, sa construction et
sa validité possible. Les propos sont rapportés mais aussi validés par
plusieurs voix, y compris par celle de Socrate qui aurait reconnu cette version pour vrai. On peut cependant
ajouter qu’il y a création d’une situation de quasi authenticité ou d’illusion
d’authenticité. C’est un procédé pour créer au départ l’idée d’une certaine
profondeur, il y a des pointages de personnages, de lieux, des retours en
arrière : il s’agit de produire un certain retentissement.
Circonstances
et protagonistes
Quelles circonstances donnent lieu à toutes ces paroles sur
l'amour ? Le jury d’un festival a couronné
la première tragédie du jeune Agathon. Pour célébrer sa victoire,
Agathon organise une grande fête le
soir même, qui se termine en beuverie. Le lendemain, il donne à nouveau une réception, mais plus calme,
en invitant des personnalités importantes à fêter son succès. Mais on doit
aussi se rendre compte par là de l’importance de ce groupe d’élite qui
composent ce soir-là les co-buveurs. A l'initiative de Phèdre, relayé par
Eryximaque, chacun est invité à faire à son tour un éloge de l'amour, ce qui
selon lui n'aurait jamais été fait. Le Banquet est donc l'histoire de
cette longue nuit, où on entend se succéder ces éloges, ainsi que les
discussions et les multiples incidents qui interrompent le protocole. L’un
d’entre eux est marquant et devra faire l’objet d’une analyse distincte :
un groupe de buveurs fait irruption et l’un d’eux (Alcibiade) usurpe la
présidence et tient des propos qui sont, peut-être, scandaleux.
Les
personnages
Apollodore fait le récit, mais
les personnages principaux du dialogue sont :
Agathon,
jeune poète couronné, disciple de Gorgias, et
organisateur de la réception
Eryximaque,
médecin
Socrate, qui invoquera Diotime qui l'a
initié à la pensée de l'amour ; Socrate est accompagné de son disciple
Aristodème
Phèdre, jeune
Athénien brillant
Alcibiade, exubérant, encore amoureux de
Socrate, qui arrive sur le tard, et ivre
De
nombreuses autres personnes sont présentes, mais elles n'ont pas de rôle majeur
au cours de la réception.
Plus de dix ans après que cette
réception eut lieu, Apollodore relate en détail ce qui s’est passé et dit lors
de cette réunion, tel qu’il l’a appris d’Aristodème qui était présent puisqu’il
accompagnait Socrate.
Chronologie du
texte :
Socrate
rencontre Aristodème et l’invite à l’accompagner
Socrate
s’isole, Aristodème arrive seul
Début
du repas
L’arrivée
tardive de Socrate, Agathon le place à sa droite
A
la fin du repas, rejet de l’ivresse pour une discussion réglée par
Eryximaque : chacun à son tour fera l’éloge de l’amour, selon l’envie de
Phèdre
Le
jeune Phèdre inaugure le premier éloge de l’amour (I)
Plusieurs
éloges non rapportés par Aristodème
L’éloge
de l’amour vertueux par Pausanias (II)
Le
hoquet d’Aristophane
Eryximaque
prend la parole à sa place, et fait un éloge
excessif (III)
L’histoire des moitiés coupées
par Aristophane (IV)
Socrate
engage avec Agathon une discussion
Phèdre
rappelle la règle imposée, de parler tour à tour
L’éloge de l’amour par Agathon
(V)
Socrate
questionne Agathon sur son discours
Socrate
rapporte l’enseignement de Diotime
(VI)
Arrivée
impromptue d’Alcibiade ivre
Alcibiade
se place entre Agathon et Socrate, couronne l’un puis l’autre
Eloge de Socrate par Alcibiade
(VII)
Socrate
convainc Agathon de se remettre à côté de lui pour qu’il fasse son éloge à son
tour
Arrivée
impromptue d’une bande de buveurs qui met le désordre
Tous
sont obligés de boire, finissent par partir ou s’endormir
Au
réveil d’Aristodème, le soleil est déjà levé, seuls Socrate, Aristophane et
Agathon sont encore éveillés
Socrate
termine une discussion sur l’identité de la comédie et la tragédie avec
Aristophane et Agathon qui finissent par s’endormir
Socrate
et Aristodème repartent
Socrate
reprend ses occupations ordinaires
Les
changements successifs de places autour d'Agathon :
AGATHON - ARISTOPHANE
AGATHON - SOCRATE - ARISTOPHANE
AGATHON - ALCIBIADE - SOCRATE - ARISTOPHANE
ALCIBIADE - SOCRATE - AGATHON
- ARISTOPHANE
Au début, c’est le poète reconnu Aristophane qui a la place
d’honneur, à droite d'Agathon. Aristodème le disciple de Socrate arrive avant
lui, Agathon l’installe à une modeste place. Puis Socrate finit par arriver au
milieu du repas et Agathon l’invite à s’asseoir juste à côté de lui. Il prend
donc la place d’Aristophane. Puis arrive Alcibiade en plein milieu des
discussions, il ira s’asseoir entre Agathon et Socrate, séparant les deux, et
volant ainsi la place d’honneur à Socrate. Puis Agathon, invité par Socrate,
revient à sa droite. Il vole la place d’honneur à Alcibiade, mais il a fallu
pour cela que Socrate devienne l’hôte à la place d’Agathon. Au matin, les seuls
à ne pas encore dormir sont l’hôte Agathon et ses deux invités d’honneur,
Aristophane et Socrate. Mais Socrate finit par endormir ses deux
interlocuteurs, Aristophane, puis Agathon. Là encore, il vole le rôle d’hôte à
Agathon, puis repart en compagnie d’Aristodème qui s’est réveillé.
On remarquera aussi qu'Aristophane échange son tour avec
Eryximaque, car il est pris d'un hoquet.
Conditions
philosophiques
Apollodore
raconte :
Aristodème
rencontre Socrate qui le convie à un banquet, arrivée Socrate disparaît, il est
dans le vestibule d’une maison voisine et réfléchit. Il peut oublier en cet
état toutes les choses du monde, il est comme aspiré par son
« démon ». Socrate est un personnage qui tout en étant au monde se
soustrait à sa « matérialité ». On apprend ainsi que, de même qu’il
peut « entrer en lui-même » pour résoudre un problème qui soudain se
pose à lui, Socrate n’est non plus pas sensible à l’alcool. Il peut boire tout
son saoul sans jamais l’être.
P35
– 175c-176c
Les
convives décident tous de boire raisonnablement, ils vont se livrer à une
louange : celle d’Eros, du dieu de l’Amour.
Eryximaque :
«(…) passons le temps aujourd’hui à
discuter ensemble ».
« (…)
il siérait en cette occasion à toute la compagnie présente de faire l’éloge du
dieu. »
177c-178b
1°) Phèdre
Il
évoque l’autorité d’Hésiode pour placer Eros comme celui qui avec Gaïa arriva
dès le commencement des choses. Eros est l’un des plus anciens Dieu. Cf. cours
L’amour
serait ce qui permet d’obtenir la justice et la paix, elle est plus forte que
la parenté ou les richesses. L’amour des amants est celui qui permet
l’honnêteté la plus forte, on ne peut souffrir devant l’être aimé l’injure ou
l’injustice. C’est pour lui que nous serions capable de la plus grande force et
abnégation car son regard porte avec sa considération l’essentiel de
l’existence de l’amant. Que ne ferait une armée seulement constituée
d’amants ? Elle serait capable de tous les exploits, de toutes les
grandeurs. C’est un peu ce que Platon développe dans La République ,
faire que chaque enfant soit élevé avec ses compagnons d’âge, faire que chacun
tienne aux autres comme à ses frères, un monde d’amour qui produit aussi une
armée invincible. Chacun ne tentant plus de se défendre mais d’abord de
protéger son voisin, son frère. La puissance de l’amour rend donc invincible,
pas forcément l’individu mais certainement le groupe. En se battant pour celui
qu’il aime l’amant devient invincible car il est rendu étranger à la peur. De
plus l’amour protège du vice : celui qui faute rougit devant son amant
plus que devant quiconque. Ainsi Phèdre peut-il poser que ces hommes même en
nombre restreint pourraient conquérir le monde : ils sont impénétrables
aux vices, à la lâcheté, courageux jusque devant la mort. Ici on retrouve
l’idée que l’amour est un tel lien que tout se brise contre lui, sa puissance
est destructrice de monde. La référence est celle des légions thébaine. Mais
ceci n’est vrai que si ce couple ami-amant est la plus haute autorité morale et
la référence vertueuse devant laquelle nul ne voudrait se trouver
déshonorer. L’amour prend la forme
ultime du dernier sacrifice, de la mort. Et non pas mort pour l’aimé mais pour
la Cité, sacrifice paravent qui place l’amant au premier plan pour mieux
pouvoir défendre la communauté. On peut aussi penser à Sparte. Son efficacité
militaire tient à une éducation où une classe d’âge ne peut compter que sur
elle pour que les enfants restent en vie par la rapine et la ruse. Le bouclier
rond en est le symbole, il protège la moitié du corps du guerrier et la moitié
du corps de son voisin, comme son propre corps est protégé pour son autre
moitié par son voisin. L’addition de tous ces boucliers forme une muraille
infranchissable. Celle-ci est faite du ciment des hommes qui ont appris à
s’aimer.
Le
texte vise aussi à la démonstration que l’amour par choix vaut mieux que
l’amitié (qui est une affinité élective) et que la famille. L’exemple de la
fille de Pélias permet de montrer le sacrifice pour l’aimé, cet amour est tel
« qu’il fait paraître aux propres yeux de Pélias ses parents
étrangers » tant ils sont loin de pouvoir approcher du feu de sa femme.
A
nouveau la mythologie est convoquée :
L’histoire
d’Alceste d’abord - Médée découpa un bélier en morceaux et le plongea dans de l'eau
bouillante, il en ressortit un agneau. Convaincues par la démonstration de
Médée, les sœurs d'Alceste décidèrent dès lors d'en faire autant avec leur père
Pélias afin de le rajeunir. Alceste refusa de prendre part à l'expérience.
Pélias ne ressortit jamais du chaudron.
Alceste fut donnée en
mariage à Admète, roi de Phères, grâce à l'aide d'Apollon, alors condamné par Zeus
à être son serviteur. Mais Admète oublia de faire un sacrifice à Artémis à l'occasion de son mariage, et les
deux jeunes mariés trouvèrent la chambre nuptiale remplie de serpents. Apollon
dut de nouveau intervenir, pour calmer sa sœur. À l'instant de la mort
d'Admète, le dieu invoqua les Moires pour le laisser
vivre. Celles-ci acceptèrent à condition qu'une autre personne prît sa place.
Le père et la mère d'Admète refusèrent, mais par amour, Alceste conclut le
marché et s'empoisonna. Héraclès la ramènera des Enfers (selon d'autres traditions, Perséphone décide de renvoyer Alceste chez
les vivants).
La
convocation d’Alceste est aussi celle de la tragédie dans le texte de Platon,
celle de l’entre-deux-morts. Moment ou les vivants sont morts. Lorsque la mort
rappelle le Roi Admète, Alceste est la seule à vouloir prendre sa place. Tous
recule devant la mort, elle seule s’avance. Alceste est ici donnée en exemple,
c’est donc une femme qui prend le devant de la scène
En
contrepoint l’histoire d’Orphée est celle de celui qui descend aux enfers pour
en ramener sa femme, pour cela il charme Cerbère le chien à quatre têtes avec
le son de sa cythare, comme il charme encore Hadès, le dieu des enfers, ainsi
il est autorisé à quitter les régions souterraines avec sa femme à la condition
qu’il ne se retourne pas. Mais Orphée se retourne, il n’a que le temps
d’apercevoir le visage de celle qu’il aime qui bientôt disparaît dans un jet de
lumière. C’est seul qu’il ressort des enfers. Les Atrides ne pardonnent pas
l’échec, elles ont le pouvoir de déchiqueter avec les mains un corps, c’est le
sort d’Orphée, sa tête est arrachée de son corps. Ainsi périssent ceux qui ne
garde pas assez confiance dans la parole des dieux et la trahisse.
L’histoire
d’Orphée est le contrepoint exact de celle de Dionysos, celui est écartelé par
les Titans réduit en morceaux et dévoré,
à partir d’un fragment de son cœur, Zeus
recompose Dionysos. L’un est déchiqueté par la volonté des dieux, l’autre
renaît de l’éparpillement par cette même volonté.
Cette
histoire d’Orphée vaut aussi pour ce que Phèdre en dit : il traite Orphée
de simple joueur de cithare, Orphée serait celui qui est en présence d’un
fantôme de femme, d’une image de femme et non de l’être de l’aimé. Voila la
nature du reproche, Alceste prend la place de son aimé, Achille lui est celui
qui suit son amant (il suivra Patrocle dans la mort), pour sa part Orphée n’est
que dans le fantasme de l’amour et non l’amour réel. Il est dans l’image de
l’amour, au miroir de l’amour. Dans le reflet des choses et non dans les choses
mêmes.
Vient
l’histoire d’Achille, il représente la prompte mort, la mort rouge – il est
celui qui pouvant choisir la longue vie se décide pour la mort au combat – mort
qui intervient dans la force de l’âge, avant la décrépitude et la vieillesse –
laissant ainsi un souvenir impérissable et toujours jeune dans l’esprit des
hommes. Pour venger son amant, Patrocle, il mettra à mort Hector, puis il voudra le
défigurer, le rendre méconnaissable, flétrir sa jeunesse en le trainant mort
derrière son cheval. De cela Phédon ne parle, pourtant l’histoire est
d’importance car les dieux ne permettront pas cet outrage. Après avoir été
trainé par le cheval le corps d’Achille apparaît encore dans sa jeunesse et sa
beauté. Hector lui aussi avait le choix, il pouvait tenter la négociation,
Hélène étant le gage, mais la haut sur les murailles de Troie il aperçoit son
père, il ne peut plus reculer et lui aussi opte pour la gloire éternelle par un
combat qu’il sait perdu d’avance. De même Achille savait qu’il mourrait peu de
temps après Hector, sa vie est donc liée à celle de celui qu’il peut tuer ou
épargner : le tuant il se sait donc condamné, pourtant son bras ne
faiblira pas. Pourtant Achille se posera la question, pourquoi ne pas rester
tranquille, écouter les conseils de sa mère Thétis, avoir une vieillesse
heureuse ? Mais très vite cette idée est gommée : le choix de la
Moïra, du destin, de la vie pour la mort, pour la mémoire des hommes, pour
cette éternité qu’aujourd’hui nous faisons vivre par l’énoncé de ses exploits
et de son nom.
Attention :
cette mort n’est pas le sacrifice d’Achille pour son aimé, il en est aimé ce
qui est différent. Il est celui qui est aimé et cela l’engage, crée des
obligations. Il fait du destin de Patrocle son propre destin, c’est ce
sacrifice qui fait que les Dieux admirent Achille – l’écart entre les dieux et
les hommes s’estompe pour un instant, Achille produit un miracle. Si Alceste se
sacrifie c’est d’une manière moins éclatante, moins belle qu’Achille, car elle
est l’amante et en cela elle est moins brillante, Achille glisse lui d’un
statut à l’autre de l’aimé à l’amant : c’est cela le phénomène de l’amour.
Eros
est donc le dieu qui permet – la vertu – le courage – le bonheur – la
transformation ou la métamorphose.
L’action
faite par amour est ici toujours bonne et droite, elle est aussi toujours
conquérante et victorieuse car celui qui livre combat en son nom est habité par
la volonté inflexible des dieux.
Le
discours de Phèdre se clôt sur ce
louange.
Analyse
du Banquet :
Socrate
affirme ne connaître quelque chose que dans les choses de l’amour. Pourtant il
est frappant de remarquer qu’il ne dit presque rien en son nom propre. Socrate
parle juste après Agathon, nous sommes rappelons-le au milieu du cercle éclairé
des convives, partout autour c’est la nuit, une nuit comme nous n’en avons pas
souvenir. La nuit est pour nous toujours prise dans un halo de lumière, celle
de l’éclairage artificiel. Mais en Grèce ancienne aucune lumière, aucun néon,
la nuit est totale. Ce détail est important, au début du Phèdre Socrate est réveillé
avant le lever du jour, et lorsqu’il se lève il renverse tout sur son chemin.
L’amour
des garçons est en Grèce un fait de culture, dans les milieux des maîtres du
savoir, milieu où s’élabore la culture, et milieu où cet amour est mis en
pratique. Cet amour des garçons est aussi le centre des relations
inter-humaines. Or la parole de Socrate est pourtant portée par une femme,
Diotime (comme auparavant l’exemple le plus haut de l’amour était celui
d’Alceste). Il faut s’interroger sur cette voix. Nous savons déjà que le
véritable amour n’est pas tant celui d’Alceste que celui d’Achille, c’est le principe
de l’amour masculin, du lien de l’aimé et de l’amant, du lien qui existe entre
l’adolescent et l’adulte. Alors convoquer la femme est peut-être le moyen de
mettre au devant de la scène le jeune homme et l’homme, en une formule la
totalité du lien social grec.
Discours
d’Aristophane :
Les
dieux ont séparés les hommes cette séparation, cette blessure c’est l’arrogance
des hommes qui l’a provoquée. Nous avons défiés les dieux et Zeus, qui garde
jalousement son royaume tranche les hommes en deux. La marque qu’ils en garde
c’est le nombril. La suture, le nœud, la cicatrice, ce lien qui marque en même
temps la distance et la proximité. Distance car nous sommes à la fois séparés
des dieux et séparés de nous-mêmes. Car c’est d’une part de nous dont nous sommes
amputés. Et c’est de retour dont nous
rêvons, de cet impossible retour qui nous feraient nous fondre avec l’être
aimé.
Discours
d’Agathon :
L’amour
est jeunesse, il se moque des rides. C’est ainsi qu’Agathon loue l’amour, le
plus jeune des dieux.
Discours
de Diotime :
Le
beau n’a pas de rapport avec l’avoir, avec quoi que ce soit qui puisse être
possédé, il est ami avec l’être, et plus proprement encore avec l’être mortel.
Le propre de l’être mortel est de ne pouvoir se survivre que par la génération.
Ainsi le domaine de l’humain est marqué par le rapport génération-putréfaction,
putréfaction-génération. C’est à la fois un cycle et une alternance. C’est bien
pour cette raison que la règle ou encore l’essence doit être ailleurs :
plus haut, dans les Nuées, dans le domaine des essences éternelles et
imputrescibles, dans le cosmos. Alors on peut saisir l’usage mortel de la
beauté, nous introduire aux essences, permettre aux hommes de franchir la
barrière qui sépare l’humain du divin. Le beau permet d’approcher les éternels,
de sentir l’immortalité au cœur de la mortalité. Le beau permet l’isothèisme,
de s’assimiler aux dieux autant qu’il est possible pour un mortel.
Diotime
affirme d’abord qu’au cœur de l’existence humaine, sans cesse mouvante, sans
cesse changeante, il y a pourtant la permanence du sujet, constance donc de la
personnalité à travers les multiples altérations et du corps (car en nous tout
change, les cheveux, les ongles, la peau, les os, la taille…) et de l’esprit
(le caractère, les humeurs, les oublis, des fautes morales, les joies, les
vertus…).Alors que tout passe, que tout change, que jamais le baigneur ne se
baigne deux fois dans la même eau (car l’eau change mais aussi le sujet qui se
baigne), la génération porte avec elle le même, l’identique, le semblable. La
fonction du beau prend tout son sens, il sert de barrière, il permet de garder
l’équilibre entre deux eaux, entre deux mondes, entre le changement et la
permanence, entre la vie et la mort, à nouveau nous touchons la tragédie. Le beau
est ici l’ultime rempart contre la mort, le beau est un voile jeté sur la mort,
elle est alors escamotée au profit de l’éternité. Glissement de sens,
changement de perspective, nous voici dans la caverne platonicienne et la
création des arrières-mondes.
Mais
ici on peut entendre la plainte d’Achille lorsque rencontrant Ulysse dans
l’Hadès il lui dit qu’il préférerait être parmi les vivants le dernier des
hommes que le premier au royaume des morts. Voici le trait frappant du discours
de Diotime, la proximité qu’elle produit entre la beauté et la mort. C’est la
beauté tragique qui apparaît jusque dans la mort, elle ne fait que s’en
repaître. L’amour change alors de nature, ce n’est plus une action mais un
discours, juste une parole que l’on tient et qui parfois nous tiens. On peut
toujours suspecter le meilleur des hommes de ne l’être que pour pouvoir
entendre l’aède chanter ses exploits. Même l’amour sacrifice devient
suspect : crois-tu même que ceux qui se sont montrés capables des plus
belles actions, comme Alceste, en tant qu’à la place d’Admète elle a accepté de
mourir, ne l’a pas fait pour qu’on en parle, pour qu’à jamais le discours la
fisse immortelle ? ». comment juger l’action faite, qui peut dénouer
l’écheveau des intérêts ? L’action est-elle désintéressée ou prise dans le
filet de l’amour de la gloire, de l’amour de soi ? Pourtant Diotime
s’interrompt, elle s’arrête devant les mystères impénétrables, devant l’Epoptie. Car cette dernière connaissance
nul ne peut l’avoir.
Alors
vient la description des formes de la beauté, son élévation, puisque nous
passons dans une gradation de l’amour d’un beau corps, à l’amour des beaux
corps, amour ensuite de la belle âme, des belles sciences, puis du Beau
autrement dit du Bien. Nous quittons doucement les amours humains pour
rejoindre le point fixe des astres. C’est bien pourtant ce qui permet de
retrouver le couple aimé-amant. Car ce que le beau laisse désormais apparaître
c’est le désir. Un désir qui est une construction métonymique, la fabrication
de quelque chose qui se place au-delà de tous les discours en visant une
perspective sans limite. Mais le doute toujours, n’est-ce pas encore un fait du
discours que de placer l’amour au-delà de tous les discours ? Peut-être
que se scelle ici le destin des héros, Achille est aimé des dieux plus
qu’Alceste, car Alceste est du côté de cette action sublime, de l’amour pour
l’aimé, qui en fin de compte est toujours incompris car soupçonnable d’être un
paravent à l’amour de la gloire. Achille suit un autre chemin, Patrocle n’est
pas l’aimé mais celui qui l’aime : ici pas de faux-semblants, c’est le
rapport dialectique aimé-amant qui produit l’obligation, qui commande le
sacrifice, être aimé crée des devoirs auxquels il faut tenir. Il y a ici
transformation du sujet qui parce qu’il est aimé devient aimable. Le but n’est
plus qu’interne, ne pas défaillir face à soi, être à la hauteur de la mort. Le
héros est celui qui s’avance vers le destin de tout homme, mais sans le fuir.
L’amour est le moyen pour mener à bien cette dernière confrontation, la belle
action est le dernier fil qui recouvre l’horreur de la mort.
Diotime
l’avait dit : l’amour n’appartient pas à la nature des dieux mais à celle
des démons. A ces êtres intermédiaires, intercesseurs, entre les hommes et les
dieux. L’amour est un passage, le héros un passeur, car nous conservons sa
mémoire et par lui le souvenir d’une action dernière qui mettrait presque en
échec la mort. Intermédiaire encore le savoir et la doxa, l’origine de l’Amour
est dans ce mélange : c’est pendant le sommeil de Poros qu’il est conçu.
Poros est fils de Métis l’Invention, il est tout puissant et tout sachant, mais
le sommeil porte avec lui l’oubli, au moment où il ne sait plus rien se produit
la rencontre qui engendre l’Amour. Celle qui s’introduit en lui c’est Aporia,
celle qui par son désir produit l’infraction. Aporia est la pauvreté absolue,
elle n’est pas conviée au banquet des dieux qui se tient au jour de la
naissance d’Aphrodite. Celle qui incarne le désir féminin est aussi sans droit.
Et la parole d’Agathon qui lance à Socrate « je ne savais pas » vient
de cet avant. Aporia est sans connaissance ni reconnaissance, elle engendre
avec celui qui sait tout, l’Amour est à la fois sachant et ignorant. Cet avant
l’Amour est le moment ou l’indigence s’invite au lit de la richesse. Avant
l4amour, et pourquoi pas avant le monde, dans ce geste inaugural qui est celui
d’une main tenant une serpe et tranchant le sexe d’Ouranos pour libérer Gaïa,
puis tous avec elle. Mais le sang, mais
le crime ? L’Amour se pare à la fois des plus beaux habits et de loques,
il habille ainsi et le crime et le dévouement.
Mais
soudain tout change, tous ces discours, tous ces éloges, toutes ces pensées
sont balayés. Un homme suffit, il s’agit d’Alcibiade. Un Alcibiade soûl, tout
en chair, tout en muscles, habité par cette Aphrodite vulgaire qui emporte avec
elle tout le cérémonial mis en place. Alcibiade, aviné, fait son entrée, comme
au théâtre, grimé, décoré presque. Il ne peut en cet état que reconnaître
Agathon et vient prendre place près de lui, le séparant ainsi de Socrate. Il
est la preuve que l’amour n’est pas que dans les hauteurs et le raffinement
d’un dialogue entre personnes dignes. L’amour n’est pas que vertu et élévation,
il est de corps, il est d’odeurs, d’haleines. Alcibiade va dresser un portrait
troublant de Socrate. Socrate aime les beaux garçons mais que l’un soit beau ou
pas il n’en a cure, presque il le mépriserait pour cela. N’est-ce pas la place
que nous découvrions comme étant celle de l’origine de l’Amour, les deux parts
en un seul être. Socrate dédaigne ce que la foule acclame. Alcibiade tient le
langage de la passion. Socrate alors tente d’accuser Alcibiade en posant que
son amour n’est pas une mince affaire, qu’il est violent, qu’il pèse comme une
menace sur lui : « prends garde donc et protège moi car de celui-ci
la manie et la rage d’aimer sont ce qui me fait peur » dit-il à Agathon.
Mais Alcibiade ici se révolte, c’est tout le contraire clame t’il, l’agneau est
un loup. Socrate est le démon qu’il décrit sous les traits d’Alcibiade.
« Tais-toi » lui lance alors Socrate. Cette parole est un aveu, il
est l’autorité, il est celui qui possède entre ses dents le pouvoir de faire
taire. Alcibiade jure alors sur Poseïdon qu’il dit vrai, et lorsque l’on connaît
les colères de ce Dieu, ce n’est pas rien de le faire.
Lorsqu’il
s’agit de faire l’éloge de Socrate, Alcibiade va comparer les discours qu’il
produit à une ivresse comparable à celle d’une musique. Sa parole sans
accompagnement est une musique, elle n’a pas besoin d’un instrument pour jouer.
Ici on comprend la morgue contre Orphée « simple joueur de cithare »,
celui qui ne dépend pas de lui-même pour produire de la musique et envouter les
cœurs. Socrate est à lui-même son propre instrument. Le temps vient de
« se boucher les oreilles », car ces révélations sont
terribles : Socrate ne donne pas d’amour, car il sait. Aimé c’est être
dans l’ignorance, dans les ténèbres. Mais Socrate peut renvoyer alors Alcibiade
à sa croyance, il doit voir en lui des choses qui n’existent pas. Alcibiade est
lui aussi un entre-deux, entre la puissance de la révélation et le ridicule du
grotesque. L’ironie du plein et du vide change de sens, Socrate se pense vide,
vide de ce vide originel qui est ce à partir de quoi le savoir peut advenir. Ce
désir qui vient permettre l’Amour. C’est la seule chose que Socrate sache, mais
quelle chose !
La
démarche de Socrate tranche avec l’excès d’Alcibiade, il est austère, Alcibiade
doit d’abord se trouver, chercher son âme, se perfectionner. Si Alcibiade est
l’homme du désir, Socrate est celui du savoir. La modification intervient ici,
la dialectique aimé-amant, celui qui est aimé devient aimant. Il adresse alors ses hommages à un
autre, il défait ainsi les fils du discours, il vise Agathon qui se laisse
aimer par Socrate et qui devient à son tour l’objet de la convoitise
d’Alcibiade. Socrate détourne le discours vers l’éloge d’Agathon. Alcibiade ne
peut plus que tenter de s’élever vers la beauté tout en étant condamné à
méconnaître le bien réel qu’est l’amour. Nous rencontrons alors, en sortant du Banquet le démon de Socrate, il possède
désormais un nom et une identité c’est Alcibiade – celui qui est aimé et qui ne
peut l’être. Celui qui est tout et qui est méprisé. N’est-ce pas alors un peu de
notre histoire qui est conté ici ? Un peu des tiraillements de l’amour ou
le plus cher est aussi le plus pauvre parfois, aimer et faire souffrir,
déchirer pour mieux recomposer, histoire des amants, histoire des cœurs,
jusqu’au dernier tressaillement. Aimer, mourir,
rêver peut-être.