Philosophie

Mise à disposition d'un matériel permettant de travailler les cours de philosophie.

dimanche 6 janvier 2019



Texte de Lucien Febvre, Combats pour l'histoire

Intro

L'histoire est une conversation entre les hommes, l'historien a pour rôle de faire parler jusqu'aux choses muettes afin de tisser un réseau de solidarité que nous nommons l'histoire. Lucien Febvre invite ainsi a revisiter la mission de l'historien et à travers elle d'interroger la notion de scientificité. Il faut savoir quitter le sol connu de l'histoire des archives, des documents et des preuves tangibles pour celui plus incertain des preuves indirectes, des traces et des sédiments qui racontent aussi l'histoire de ces hommes et de ces civilisations qui ont façonnés la terre, priés les dieux, regardés les cieux, forgés le métal ou l'étain, dresser des palais ou des masures...

Alors se pose l'affirmation d'une histoire non plus générale mais "solidaire" ou dites  des "annales" qui s'oppose à une histoire objective qui oublie d'entendre la voix des hommes à travers chaque objet abandonné. Le "génie" de l'historien se révélant dans sa capacité à produire du sens, à déployer de l'objectivité au milieu des traces éparses du passé. Pour que l'histoire est un sens l'historien doit aller au-delà du connu, vers ces zones d'ombres qui ne bénéficient pas de documents écrits et d'une mémoire encore présente à travers eux.

Pour ce faire l'auteur procède en deux moments précédés par une brève introduction où l'auteur expose sa thèse : l'histoire peut se faire avec mais aussi sans documents écrits. Puis (Avec...façons d'être des hommes) il compare l'historien à une abeille qui doit faire miel de toutes fleurs. Il doit recomposer l'histoire passé avec des fragments s'il ne dispose pas de preuves écrites. Enfin (Toute une part... écrit) il inscrit l'histoire comme une enquête ou les choses muettes prennent une voix grâce au travail de l'historien.

Analyse rapide du texte 

Le texte débute par une concession : l'histoire se fait avec des documents écrits, avec des archives donc, avec des bibliothèques et des recherches qui ne se confrontent pas nécessairement au terrain et aux autres traces d'un temps passé. Mais Lucien Febvre affirme immédiatement que cela ne se peut que si les documents écrits existent, ailleurs il faut faire sans. Il y a donc affirmation qu'une autre histoire existe, ou plutôt qu'existe une autre façon de faire l'histoire et avec elle d'autres historiens. L'auteur s'attaque directement ici à l'école dites des archives, l'historien semble contenir tout le savoir mais "moutonnier en réalité" il n'a aucune initiative ni ingéniosité. L'historien dont parle Lucien Febvre est au contraire celui qui est capable de créer à partir de presque rien. L'image de l'abeille est en ce sens poétique mais convient assez peu. L'abeille collecte sans réfléchir son action tandis que l'historien doit sans cesse s'interroger sur le sens de ce qu'il voit : "décrire ce que l'on voit, rien de plus facile,  mais voir ce qu'il faut décrire..." écrivait ainsi l'auteur. C'est cela que l'historien doit faire, et pour cela l'ingéniosité ou le "génie" sont nécessaires car il faut apprendre à lire autrement que sur le papier : dans tous les signes que contiennent les pierres des murs, le métal des épées, dans la vaisselle comme dans le sillon des boeufs, dans les étoiles et les éclipses. L'historien fabrique avec ces matériaux du sens : il ressemble à l'architecte, bâtisseur d'une maison. L'édifice est dressé, on peut en faire le tour, admiré ses contours, puis le grenier où sont remisés les vieilles choses et celles auxquels nous tenons. Enfin la cave et dessous encore les fondations. Il y a une grande parenté entre l'architecte et l'historien, tous les deux voient le dessous des choses : on se promène dans les rues dans les villes sans apercevoir ses fondations grecques ou romaines, sans voir que les pierres de telle époque s'additionne à l'architecture d'aujourd'hui. Tel est le travail de l'historien, redonner une visibilité à ce qui autrement resterait recouvert et inconnu. Le "miel usuel" de l'historien est l'archive, le témoignage mais il faut aussi s'occuper des vestiges, des lambeaux ou des fragments de l'histoire qui demeurent dans l'obscurité si un historien ne fait pas ce travail de défrichage : élaguer où il y a trop, compléter où il manque. Cela ne peut se faire sans une coopération, pour trouver une solidarité des faits il faut que les scientifiques oeuvrent ensemble. Le géologue, le paléontologue, le généticien, le sociologue... chacun apporte sa pierre pour construire l'édifice de l'histoire. Si l'histoire doit prendre la forme de la subjectivité et de l'interprétation cela tient à la nature même de la preuve qui fait sa spécificité. Il s'agit de traces profondément humaines : l'homme modifie la nature, son environnement, sa condition - c'est la raison pour laquelle ces traces ne peuvent parler qu'aux hommes. Et il en va de l'histoire comme des autres sciences. La prétention du positivisme était de faire la lumière à partir d'une science débarrassée de la subjectivité, de l'imagination pensées comme des tares dont il faudrait se défaire. Mais aucune science ne peut se comprendre sans l'acceptation de cette étincelle, de cette imagination, de cette part profondément subjective qu'elle comprend. C'est parce-que l'historien s'adresse humainement aux objets et vestiges que ceux-là lui répondent humainement. C'est pourquoi l'histoire redonne du sens aux choses, un lien de solidarité qui permet de fabriquer une cohérence qui autrement ferait défaut. L'histoire n'est pas "qu'un vagabondage parmi des tombes" (Hegel) mais une conversation entre des hommes qui se retrouvent sur le fil ténu de la mémoire et de la parenté - rien d'humain ne m'est étranger pourrait dire l'historien qui plus que tout autre raconte à sa façon ce que nous avons ou aurons tous vécus.

dimanche 14 octobre 2018

Texte de Bergson extrait du Rire / le langage

Nous ne voyons pas les choses mêmes ; nous nous bornons, le plus souvent, à lire des étiquettes collées sur elles. Cette tendance, issue du besoin, s’est encore accentuée sous l’influence du langage. Car les mots (à l’exception des noms propres) désignent des genres. Le mot, qui ne note de la chose que sa fonction la plus commune et son aspect banal, s’insinue entre elle et nous […].Et ce ne sont pas seulement les objets extérieurs, ce sont aussi nos propres états d’âme qui se dérobent à nous dans ce qu’ils ont d’intime, de personnel, d’originalement vécu. Quand nous éprouvons de l’amour ou de la haine, quand nous nous sentons joyeux ou tristes, est-ce bien notre sentiment lui-même qui arrive à notre conscience avec les mille nuances fugitives et les mille résonances profondes qui en font quelque chose d’absolument nôtre ? Nous serions alors tous romanciers, tous poètes, tous musiciens. Mais, le plus souvent, nous n’apercevons de notre état d’âme que son déploiement extérieur. Nous ne saisissons de nos sentiments que leur aspect impersonnel, celui que le langage a pu noter une fois pour toutes parce qu’il est à peu près le même dans les mêmes conditions, pour tous les hommes.Ainsi, jusque dans notre propre individu, l’individualité nous échappe. Nous nous mouvons parmi des généralités et des symboles, comme en un champ clos où notre force se mesure utilement avec d’autres forces ; et, fascinés par l’action, attirés par elle, pour notre plus grand bien, sur le terrain qu’elle s’est choisi, nous vivons dans une zone mitoyenne entre les choses et nous, extérieurement aux choses, extérieurement aussi à nous-mêmes.
Bergson, Le rire.





INTRO 

Le texte qui nous est proposé à l’étude est extrait du rirede Bergson.
 L’idée générale réside dans l’affirmation que le langage nous éloigne des choses et de nos propres sentiments, il accentue l’écart entre la réalité du monde et la représentation que nous nous en avons. L’enjeu est alors dans le fait que cet écart est lui même la conséquence d’une préoccupation humaine exclusive  pour l’utilitaire. C’est le besoin qui empêcherait la conscience et le langage d’atteindre la réalité des choses et de nous-même. 
Pour ce faire l’auteur procède en trois moments. 
Dans un premier temps (Nous ne voyons…) Bergson incrimine l’aspect négatif du langage qui vient s’additionner au mouvement de la conscience pour nous éloigner des choses et du monde. Le nom commun est l’arme de cette réduction. 
Puis (Et ce ne sont...) il étend ce problème de la simplification des choses aux sentiments. C’est notre intériorité qui se trouve mise à l’écart..
Alors (Ainsi, jusque…) l’auteur pourra dévoiler l’étendue de la confusion : le langage nous place à distance des choses et de nous-même. Il nous empêcherait d’exister pleinement. 


Le constat inaugural de Bergson réside dans l’affirmation que nous ne voyons pas les choses mêmes : autrement dit nous demeurons extérieurs aux choses, plus fondamentalement nous sommes dans un écart par rapport au réel qui empêche sa saisie. La question qui se pose alors est celle de notre attitude par rapport aux choses : nous simplifions le réel autour de nous de façon à ce qu’il nous corresponde. Se borner signifie ici que la limite que nous portons sur les choses est celle même d’une réduction de la réalité aux besoins. C’est donc les fonctions élémentaires, boire, manger, dormir qui conditionnent notre rapport aux choses. Cette simplification du réel est donc commandée d’abord par la survie. Cela s’explique par une logique d’identification rapide des dangers : il faut d’abord viser l’efficacité et non la subtilité. La nuance est un danger dans le cas d’une survie qui commande une action immédiate et non une réflexion. C’est la vision d’ensemble qui est privilégiée et non le singulier ou le détail. Nous plaçons sur les choses des termes génériques qui permettent cette adaptation souhaitée au réel. Ces « étiquettes » sont donc des noms communs. Le nom commun permet de fabriquer du tout là où n’existe que du propre et du singulier. Dire « un chien » équivaut à nommer un genre et non une individualité ce qui est suffisant pour avoir la perception commune d’un chien. Le maître saura reconnaître son chien entre 100 de la même race. C’est l’expérience individuelle et le sentiment qui font rentrer dans le singulier et la différence. Le nom commun permet de ne voir que l’ensemble, par lui nous pouvons gommer le détail qui est perceptible seulement pour celui qui le souhaite. Ainsi l’attachement du maître pour son chien fait glisser le général vers le  particulier : son sentiment d’amour pour son chien produit du singulier, du nom propre en même temps qu’une histoire des sentiments. Le langage a un effet catalyseur, il augmente cette disposition naturelle en organisant le réel selon son aspect le plus commun ou banal. C’est ici que nous retrouvons l’utilitaire : tandis que la conscience produit du commun en supprimant les marques puissantes de l’individualité, le langage produit une communication d’autant plus efficace qu’elle  prend la forme de cette conscience dont il est lui-même le résultat évolutionniste et historique. Alors le langage prend la place d’un intermédiaire entre nous et la chose. Le mot s’insinue jusque dans les replis du monde, il vient redoubler notre séparation d’avec l’intimité des choses en ne permettant que la vision d’ensemble. 
Le mot est d’emblée déjà un rapport : celui pour la linguistique d’une division entre signifié et signifiant. Entre le nom commun et l’objet particulier désigné il y a le mot, comme si la correspondance ne pouvait jamais s’effectuer, comme si la coïncidence était impossible et que nous soyons toujours obligé de chercher cette nuance qui toujours s’échappe. Mais cette position linguistique ne peut pas être celle de Bergson. La linguistique de Saussure et Benveniste n’étant pas encore en place au moment de la rédaction duRire.

Alors il ne faut pas s’étonner si le langage traite nos sentiments de la même façon que les choses, le langage vient s’additionner à la conscience afin de réaliser une réduction identique avec des sentiments qui autrement envahiraient toute notre conscience et déborderaient. Mais ici alors que notre être se conforme à la nature du besoin pour les choses, il répugne à accepter le même sort pour ses propres sentiments. Il souhaite retrouver en lui « ces milles nuances » qui fabriquent sa singularité et le distingue des autres. Ici nous trouvons une sorte de révolution : la conscience refuse ce qu’elle a produit par ailleurs pour désigner les choses, le commun ne convient pas au propre. Dire « je t’aime » n’est-ce pas utiliser une facilité de langage, ce mot si employé peut-il traduire ce que j’éprouve lorsque je suis amoureux ? Peut-il dire le frisson de l’émoi, de la peur de perdre l’autre, de la chaleur d’une main dans une main ? Comment la haine peut-elle traduire cette volonté de tuer et de détruire qui bouillonne en moi ? 
L’imprécision est ici l’ennemie de l’identité du sujet, de son besoin d’exister en tant que lui-même et non comme un autre. Pour réussir cette métamorphose nous devrions devenir poètes ou peintres : ceux qui ont compris que pour trouver le mot il fallait d’abord le perdre, accepter les entrelacs de la nomination, le détour. Comment pour pouvoir dire ne plus pouvoir nommer les choses. Apprendre à ne plus connaître mais réapprendre à voir et comprendre autrement soi-même et le monde. Les poètes sont ceux qui voient le monde sans filtre, sans la barrière du nom commun pour ne plus rencontrer que du singulier et de n’ineffable. Donner le pouvoir à l’imagination ce n’est pas ajouter au langage mais ôter son caractère profondément général.  Le peintre ne voit pas plus mais débarrasse la conscience du fardeau du général. Cela suppose aussi que nous ne soyons pas dans un schéma linguistique mais pré-linguistique ou classique ou le pouvoir des mots est inférieur au possible de la pensée. Où la correspondance entre l’image acoustique et l’esprit est définitivement produite.  C’est la conscience qui d’abord dépouille le sentiment en le pensant du côté de l’aspect extérieur et finalement de sa finalité sociale qui est de permettre sa communication, ce qui ne peut se faire sans simplification. Chaque sentiment est pourtant toujours lié à des circonstances qui le rend indentifiable et unique, chacun est irréductible. Rentrer dans l’aspect personnel du sentiment revient à distinguer toutes les palettes des sentiments, cette palette dont laquelle seul le peintre s’est joué. Le langage révèle sa nature insuffisante devant une réalité toujours plus complexe et foisonnante, bien loin de la réduction auquel le langage la contraint.

Ainsi une troisième malédiction apparaît : le langage éloigne des choses, de nos sentiments, enfin de nous-mêmes.  C’est notre être intérieur qui s’échappe et disparaît, alors que le langage avait pour vocation de nous permettre de saisir les choses il devient l’instrument de notre propre aliénation. Tout cela débute par la volonté d’agir et d’être plus efficace, l’homme d’action est celui qui doit mettre à distance sa réflexion, simplifier pour exister. Mais le monde moderne n’est plus celui de la rivalité des consciences et des personnes. Nous voulons réintégrer cette part que nous perdons chaque jour. Telle est la position de Bergson. L’efficacité du langage rejoint celle de la lutte pour devenir des hommes, pour combattre la nature. C’est le réalisme qui vient tuer le réel, qui s’affirme contre le poète et le peintre. Ce que Bergson souhaite c’est un retour sur et vers soi, un dialogue qui doit retrouver le chemin de la complexité pour que chacun existe contre la foule, pour ses sentiments.  Il y a chez Bergson la nostalgie d’une autre grammaire que celle de la communication, celle d’un monde perdu ou pas encore trouvé où chacun serait reconnu comme unique. Ici Bergson est lui-même ce peintre des sentiments et des âmes que Bergson annonce. Nous sommes sinon dans une zone grise entre la chose et nous, toujours dans une distance qui permet la réflexion mais aussi toujours privé de la saveur du monde et de la compréhension de notre intériorité. 


Le texte de Bergson finalement annonce deux révolutions qui modifieront profondément la perception du langage. Celle de la linguistique qui viendra balayer ce fond dont parle Bergson qui se séparerait du mot, cette pensée en dehors de la nomination. Tandis que la volonté de se retrouver, de reprendre un dialogue intérieur interrompu, sera bientôt le champ de la psychanalyse. L’analyse étant se moment de libération d’une parole capable de guérir et de se comprendre soi-même.