Philosophie

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mercredi 4 décembre 2019





Commentaire de texte


Nous ne voyons pas les choses mêmes ; nous nous bornons, le plus souvent, à lire des étiquettes collées sur elles. Cette tendance, issue du besoin, s’est encore accentuée sous l’influence du langage. Car les mots (à l’exception des noms propres) désignent des genres. Le mot, qui ne note de la chose que sa fonction la plus commune et son aspect banal, s’insinue entre elle et nous […]. Et ce ne sont pas seulement les objets extérieurs, ce sont aussi nos propres états d’âme qui se dérobent à nous dans ce qu’ils ont d’intime, de personnel, d’originalement vécu. Quand nous éprouvons de l’amour ou de la haine, quand nous nous sentons joyeux ou tristes, est-ce bien notre sentiment lui-même qui arrive à notre conscience avec les mille nuances fugitives et les mille résonances profondes qui en font quelque chose d’absolument nôtre ? Nous serions alors tous romanciers, tous poètes, tous musiciens. Mais, le plus souvent, nous n’apercevons de notre état d’âme que son déploiement extérieur. Nous ne saisissons de nos sentiments que leur aspect impersonnel, celui que le langage a pu noter une fois pour toutes parce qu’il est à peu près le même dans les mêmes conditions, pour tous les hommes. Ainsi, jusque dans notre propre individu, l’individualité nous échappe. Nous nous mouvons parmi des généralités et des symboles, comme en un champ clos où notre force se mesure utilement avec d’autres forces ; et, fascinés par l’action, attirés par elle, pour notre plus grand bien, sur le terrain qu’elle s’est choisi, nous vivons dans une zone mitoyenne entre les choses et nous, extérieurement aux choses, extérieurement aussi à nous-mêmes.


INTRO 

Le texte qui nous est proposé à l’étude est extrait du rire de Bergson.
 L’idée générale réside dans l’affirmation que le langage nous éloigne des choses et de nos propres sentiments, il accentue l’écart entre la réalité du monde et la représentation que nous nous en avons. L’enjeu est alors dans le fait que cet écart est lui-même la conséquence d’une préoccupation humaine exclusive pour l’utilitaire. C’est le besoin qui empêcherait la conscience et le langage d’atteindre la réalité des choses et de nous-même. 
Pour ce faire l’auteur procède en trois moments. 
Dans un premier temps (Nous ne voyons…) Bergson incrimine l’aspect négatif du langage qui vient s’additionner au mouvement de la conscience pour nous éloigner des choses et du monde. Le nom commun est l’arme de cette réduction. 
Puis (Et ce ne sont...) il étend ce problème de la simplification des choses aux sentiments. C’est notre intériorité qui se trouve mise à l’écart.
Alors (Ainsi, jusque…) l’auteur pourra dévoiler l’étendue de la confusion : le langage nous place à distance des choses et de nous-même. Il nous empêcherait d’exister pleinement. 


Corps du commentaire :


Le constat inaugural de Bergson réside dans l’affirmation que nous ne voyons pas les choses mêmes : autrement dit nous demeurons extérieurs aux choses, plus fondamentalement nous sommes dans un écart par rapport au réel qui empêche sa saisie. La question qui se pose alors est celle de notre attitude par rapport aux choses : nous simplifions le réel autour de nous de façon à ce qu’il nous corresponde. Se borner signifie ici que la limite que nous portons sur les choses est celle même d’une réduction de la réalité aux besoins. C’est donc les fonctions élémentaires, boire, manger, dormir qui conditionnent notre rapport aux choses. Cette simplification du réel est donc commandée d’abord par la survie. Cela s’explique par une logique d’identification rapide des dangers : il faut d’abord viser l’efficacité et non la subtilité. La nuance est un danger dans le cas d’une survie qui commande une action immédiate et non une réflexion. C’est la vision d’ensemble qui est privilégiée et non le singulier ou le détail. Nous plaçons sur les choses des termes génériques qui permettent cette adaptation souhaitée au réel. Ces « étiquettes » sont donc des noms communs. Le nom commun permet de fabriquer du tout là où n’existe que du propre et du singulier. Dire « un chien » équivaut à nommer un genre et non une individualité ce qui est suffisant pour avoir la perception commune d’un chien. Le maître saura reconnaître son chien entre 100 de la même race. C’est l’expérience individuelle et le sentiment qui font rentrer dans le singulier et la différence. Le nom commun permet de ne voir que l’ensemble, par lui nous pouvons gommer le détail qui est perceptible seulement pour celui qui le souhaite. Ainsi l’attachement du maître pour son chien fait glisser le général vers le particulier : son sentiment d’amour pour son chien produit du singulier, du nom propre en même temps qu’une histoire des sentiments. Le langage a un effet catalyseur, il augmente cette disposition naturelle en organisant le réel selon son aspect le plus commun ou banal. C’est ici que nous retrouvons l’utilitaire : tandis que la conscience produit du commun en supprimant les marques puissantes de l’individualité, le langage produit une communication d’autant plus efficace qu’elle prend la forme de cette conscience dont il est lui-même le résultat évolutionniste et historique. Alors le langage prend la place d’un intermédiaire entre nous et la chose. Le mot s’insinue jusque dans les replis du monde, il vient redoubler notre séparation d’avec l’intimité des choses en ne permettant que la vision d’ensemble. 
Le mot est d’emblée déjà un rapport : celui pour la linguistique d’une division entre signifié et signifiant. Entre le nom commun et l’objet particulier désigné il y a le mot, comme si la correspondance ne pouvait jamais s’effectuer, comme si la coïncidence était impossible et que nous soyons toujours obligés de chercher cette nuance qui toujours s’échappe. Mais cette position linguistique ne peut pas être celle de Bergson. La linguistique de Saussure et Benveniste n’étant pas encore en place au moment de la rédaction du Rire.

Alors il ne faut pas s’étonner si le langage traite nos sentiments de la même façon que les choses, le langage vient s’additionner à la conscience afin de réaliser une réduction identique avec des sentiments qui autrement envahiraient toute notre conscience et déborderaient. Mais ici alors que notre être se conforme à la nature du besoin pour les choses, il répugne à accepter le même sort pour ses propres sentiments. Il souhaite retrouver en lui « ces milles nuances » qui fabriquent sa singularité et le distingue des autres. Ici nous trouvons une sorte de révolution : la conscience refuse ce qu’elle a produit par ailleurs pour désigner les choses, le commun ne convient pas au propre. Dire « je t’aime » n’est-ce pas utiliser une facilité de langage, ce mot si employé peut-il traduire ce que j’éprouve lorsque je suis amoureux ? Peut-il dire le frisson de l’émoi, de la peur de perdre l’autre, de la chaleur d’une main dans une main ? Comment la haine peut-elle traduire cette volonté de tuer et de détruire qui bouillonne en moi ? 
L’imprécision est ici l’ennemie de l’identité du sujet, de son besoin d’exister en tant que lui-même et non comme un autre. Pour réussir cette métamorphose nous devrions devenir poètes ou peintres : ceux qui ont compris que pour trouver le mot il fallait d’abord le perdre, accepter les entrelacs de la nomination, le détour. Comment pour pouvoir dire ne plus pouvoir nommer les choses. Apprendre à ne plus connaître mais réapprendre à voir et comprendre autrement soi-même et le monde. Les poètes sont ceux qui voient le monde sans filtre, sans la barrière du nom commun pour ne plus rencontrer que du singulier et de n’ineffable. Donner le pouvoir à l’imagination ce n’est pas ajouter au langage mais ôter son caractère profondément général.  Le peintre ne voit pas plus mais débarrasse la conscience du fardeau du général. Cela suppose aussi que nous ne soyons pas dans un schéma linguistique mais pré-linguistique ou classique ou le pouvoir des mots est inférieur au possible de la pensée. Où la correspondance entre l’image acoustique et l’esprit est définitivement produite.  C’est la conscience qui d’abord dépouille le sentiment en le pensant du côté de l’aspect extérieur et finalement de sa finalité sociale qui est de permettre sa communication, ce qui ne peut se faire sans simplification. Chaque sentiment est pourtant toujours lié à des circonstances qui le rend indentifiable et unique, chacun est irréductible. Rentrer dans l’aspect personnel du sentiment revient à distinguer toutes les palettes des sentiments, cette palette dont laquelle seul le peintre s’est joué. Le langage révèle sa nature insuffisante devant une réalité toujours plus complexe et foisonnante, bien loin de la réduction auquel le langage la contraint. 

Ainsi une troisième malédiction apparaît : le langage éloigne des choses, de nos sentiments, enfin de nous-mêmes.  C’est notre être intérieur qui s’échappe et disparaît, alors que le langage avait pour vocation de nous permettre de saisir les choses il devient l’instrument de notre propre aliénation. Tout cela débute par la volonté d’agir et d’être plus efficace, l’homme d’action est celui qui doit mettre à distance sa réflexion, simplifier pour exister. Mais le monde moderne n’est plus celui de la rivalité des consciences et des personnes. Nous voulons réintégrer cette part que nous perdons chaque jour. Telle est la position de Bergson. L’efficacité du langage rejoint celle de la lutte pour devenir des hommes, pour combattre la nature. C’est le réalisme qui vient tuer le réel, qui s’affirme contre le poète et le peintre. Ce que Bergson souhaite c’est un retour sur et vers soi, un dialogue qui doit retrouver le chemin de la complexité pour que chacun existe contre la foule, pour ses sentiments.  Il y a chez Bergson la nostalgie d’une autre grammaire que celle de la communication, celle d’un monde perdu ou pas encore trouvé où chacun serait reconnu comme unique. Ici Bergson est lui-même ce peintre des sentiments et des âmes que Bergson annonce. Nous sommes sinon dans une zone grise entre la chose et nous, toujours dans une distance qui permet la réflexion mais aussi toujours privé de la saveur du monde et de la compréhension de notre intériorité. 


Le texte de Bergson finalement annonce deux révolutions qui modifieront profondément la perception du langage. Celle de la linguistique qui viendra balayer ce fond dont parle Bergson qui se séparerait du mot, cette pensée en dehors de la nomination. Tandis que la volonté de se retrouver, de reprendre un dialogue intérieur interrompu, sera bientôt le champ de la psychanalyse. L’analyse étant se moment de libération d’une parole capable de guérir et de se comprendre soi-même. 




jeudi 17 janvier 2019

Correction note de synthèse : les besoins sont-ils naturels ou sociaux ?

Cinq textes nous sont proposés à l'étude, deux défendent la thèse que seuls les désirs naturels sont nécessaires et que les désirs sociaux conduisent aux excès. Trois que l'activité des hommes fabrique des désirs en même temps qu'une condition spécifiquement humaine.

Epicure fait une nomenclature des besoins en distinguant ceux qui sont naturels de ceux qui ne le sont pas. Ces derniers éloignent l'homme de lui-même en le laissant poursuivre des chimères (Rousseau).
Tandis que l'homme du besoin naturel est "en paix" (Rousseau) l'homme de la "vaine opinion" (Epicure)  encourage les désirs ni naturels ni nécessaires. Ainsi nous avons une philosophie ou l'homme de la nature se satisfait de ce qui est là, homme de l'immédiateté de la présence aux choses et en face l'homme d'une société qui invente des désirs dans une gradation sans fin (pourvoir au nécessaire puis au superflu puis aux délices puis aux immenses richesses...). Tourbillon sans fin des passions dirait Epicure, tourment de l'âme qui rend l'homme esclave (Rousseau). Tandis que l'homme du besoin naturel et nécessaire est celui qui peut maitriser ses désirs et ainsi faire place à autrui (Epicure), l'homme de la société est celui de l'égoïsme qui se croit "maître de l'univers"(Rousseau).

Toute la violence viendrait donc de l'homme en société (Rousseau), plus encore dit Marx (Idéo) c'est l'histoire elle-même qui naît avec un désir qui pousse l'homme à trouver de nouveaux besoins dans une spirale sans fin. C'est le passage de l'immédiateté à la médiation (Marx - Intro), du besoin facilement assouvi à un désir qui "englouti" les trésors (Rousseau) en même temps qu'il "nous crée et impose des besoins indéfinis" (Clavel). Ici se formule pour la première fois l'idée d'une société de consommation qui pour la première fois dans l'histoire des hommes est toute entièrement tournée vers une production qui ne vise pas la production d'un objet mais qui transforme le sujet en objet  (Marx intro). L'homme est sans cesse dans la recherche de nouveaux besoins (Marx Id) qui font en même temps sa grandeur et son malheur : l'homme devient l'esclave des richesses (Rousseau) et convoite sans cesse celles d'autrui. Grandeur pourtant car comme le dit Marx il nous fallait "sortir de la grossièreté primitive" pour accéder jusqu'à "l'objet d'art" : l'oeuvre d'art comme paradigme d'un inutile où vient pourtant se déposer toute son humanité.

S'éloigner du nécessaire et du naturel pour rencontrer une consommation qui devient un mode de vie (Marx Intro), pour ne plus être dans la simplicité béate de cet "homme sauvage" dont Rousseau rêve l'existence. Car enfin dit Clavel "ce n'est pas la société qui crée des besoins mais la culture qui crée des besoins et la société", inversion prodigieuse où l'homme sauvage devient la véritable chimère - la nature deviendrait alors un mythe, le plus puissant de tous. Car que serait l'homme sans le désir, avec seulement ce nécessaire dont parlent Epicure et Rousseau ? "Une bête" répond  Clavel.

Car pour être il faut toujours quelque chose encore, quelque chose en plus (Clavel)... La société de consommation nécessite une production qui fabrique le besoin, qui "l'excite" dit Marx et fabrique ainsi un monde complet avec un consommateur, des objets et un marché pour les écouler. Pour Marx c'est la nature même du mode de production qui fabrique la représentation que nous avons du monde et de nous-mêmes (Marx Intro). Loin de la paix que raconte Rousseau chez l'homme de la nature, l'homme de la société est celui de la lutte pour la reconnaissance dans une frénésie inachevée pour saisir un désir qui sans cesse s'échappe. Ce serait alors la production qui fabrique le besoin (Marx) et non le besoin la production (Rousseau - Clavel). Que "Jean-Jacques" retourne à ses rêveries (Clavel) et que l'homme lui, désormais "sensible à l'art" (Marx Intro), puisse accomplir sa propre histoire (Marx id) en s'inventant lui-même.