Philosophie

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jeudi 15 novembre 2012

Les jeux olympiques.



La naissance des jeux. 

La Grèce ancienne est notre lointain présent, nous lui devons la démocratie et les Jeux Olympiques. Nous partagerions le même esprit mais aussi le même corps. Si performances et  dépassement de soi sont le cœur des JO modernes qu’est-ce qui le faisait battre il y a 2800 ans ?

Le domaine des Dieux : « Les réalités et les rapports économiques ne jouent pas de la même façon dans le contexte de la Polis antique et dans celui des sociétés capitalistes d’aujourd’hui »[1], l’idéal de la société grecque archaïque est une politique d’autarcie. Le projet grec ancien est d’abord politique : trouver une unité des Cités, cette fameuse trêve dans les combats intercitéiques qui assurerait la sécurité des routes pour rejoindre ces lieux sacrés. En 884 av. JC à Olympie une trêve des armes s’impose : Lycurgue, roi de Sparte et Iphitos, roi d’Elis, décident de cesser les hostilités pendant le temps des festivités qui s’appelleront « olympiques ». Il y a bien une « paix des jeux »  qui prendra vie à partir de sa validation par la pythie de Delphes. Le stade est ainsi la demeure des dieux, un sanctuaire. Les jeux se font sous les auspices des dieux et pour eux, l’exploit n’est pas celui des hommes mais il est tendu vers les dieux, il est reconnaissance et manifestation de leur puissance. Des concours permettent de révéler la valeur propre des participants, leur arété, qui n’est que le reflet de leur sang et de leur Cité. Si les aptitudes d’un athlète sont reconnues elles ne le sont que comme un signe, c’est un monde qu’il représente et qu’il exalte, celui du citoyen appartenant à une Cité, à un même sang : les « sanctuaires panhelléniques, ouvert à la communauté hellénique entière, dominent l’ensemble du système religieux grec [2] ». Ces concours sont donc d’abord expression de la vie religieuse : c’est tel un dieu que le vainqueur des jeux olympiques rentre dans sa cité monté sur un char traversant la brèche qu’on a pratiquée dans les remparts. 

 Le gymnase : Pour les grecs la participation aux activités du gymnase équivaut à rendre vivace la culture grecque, ceux « qui s’oignent d’huile » sont les représentants de la cité. La fréquentation des gymnases est la garantie d’obtenir « la poitrine robuste, le teint magnifique, les épaules larges, la langue courte, la fesse grosse, la verge petite » s’inscrivant ainsi en contre champ de ceux qui se livrant à la parole facile et aux banquets auront « le teint pâle, les épaules étroites, la poitrine resserrée, la langue longue, la fesse grêle, la verge grande.[3] ». Deux mondes se font face, deux esthétiques aussi, l’entraînement produit le corps, la langue et la verge longue sont le signe d’une parole et d’une sexualité abondante car mal réglées, l’avachissement du corps n’étant plus alors que le signe de cet abandon. Au contraire la vigueur du corps dur est signe de cet effort pour sculpter le défenseur de la Cité. L’athlète doit approcher du corps divin, il doit avoir sa force, sa vigueur, il doit être d’airain. C’est pourquoi les dieux interviennent constamment, ils sont proches, mais la frontière reste marquée c’est celle du mortel et de l’immortel, du corruptible  et de l’imputrescible, le corps des Dieux reste éternellement jeune, il n’est pas soumis aux outrages du temps. Alors les  jeux sont cette tentative pour échapper au vieillissement et à la mort, tentative non pas individuelle mais collective : elle est celle des cités. Le moyen pour parvenir à ce but est la gymnastique. Pour louer les athlètes Ioniens concourants aux fêtes d’Apollon on peut lire cette ode à Phoibos : « la boxe, la danse, le chant par quoi ils te célèbrent font  ta joie lorsqu’ils organisent leur concours. Les croiraient immortels et épargnés à jamais par la vieillesse, qui les rencontreraient alors, les Ioniens, quand ils sont rassemblés[4] ».
Politiquement ce qui est fêté ce n’est pas tant l’exploit individuel que la constitution d’un seul et même corps : corps hellénique, corps politique, corps religieux. Ces sanctuaires, que sont les jeux ouverts à tout le monde grec permettent d’expérimenter concrètement que « même sang et même langue, sanctuaires et sacrifices communs, semblables mœurs et coutumes » (Hérodote, VIII, 144) fondent l’unité du monde grec. Ainsi c’est une même voix qui s’élève pour honorer non le vainqueur mais la victoire des hellènes sur les peuples barbares. Ne peuvent participer aux jeux que les citoyens grecs, il ne s’agit donc pas d’un principe d’extension, d’une passerelle vers autrui, il s’agit de rester entre soi, de redécouvrir ce qui nous unit contre les autres. Les jeux sont en ce sens intolérants à toute « étrangeté », ils mettent en place la répétition cyclique de la même phrase, celle de  cette identité grecque qui est le tout de l’homme. Il faudra à Alexandre Ier, roi de Macédoine, produire sa généalogie avant que d’être autorisé à participer aux jeux. Être homme c’est être grec. Lorsque la polis finira, lorsque la démocratie s’effacera, les jeux ne seront plus qu’un vagabondage parmi des tombes, l’idéal grec ne pouvant ni supporter l’altérité ni la contrainte. Les jeux sont issus d’un peuple qui pour être infiniment libre pensait que d’autres pouvaient êtres infiniment esclaves, les jeux étaient la formulation corporelle de cette position politique.  Les jeux doivent s’insérer dans un système complet de sens et ne pas être une exception ou un paradigme explicatif permettant de saisir par eux seuls le système politique et religieux de la Grèce archaïque, antique puis hellénique. Or cet élément constant de l’histoire de la polis grecque c’est la guerre, les jeux peuvent donc constituer la poursuite de l’affrontement entre les cités par d’autres armes. Les jeux olympiques pourraient s’insérer dans une politique guerrière et non pas être sa suppression, « pour les Grecs de l’époque classique la guerre est naturelle. Organisés en petites cités, également jalouses de leur indépendance, également soucieuses d’affirmer leur suprématie, ils voient dans les jeux l’expression normale de la rivalité qui préside aux rapports entre Etats ; la paix, ou plutôt les trêves s’inscrivant comme des temps morts dans la trame toujours renouée des conflits[5] ».


 La guerre : Artémis, la vierge chasseresse, est chargée de l’éducation des jeunes, elle règne sur les gymnases dont elle est « souveraine »[6], il faut entraîner les jeunes à l’amour de la guerre : « c’était un spectacle réconfortant de voir Agésilas en tête, suivi de ses soldats, sortir des gymnases avec leurs couronnes qu’ils allaient consacrer à Artémis : ce lieu où les hommes honoraient les dieux, s’exerçaient à la guerre, s’entraînaient à la discipline, comment ne pas le voir tout rempli des meilleures espérances[7] ». Nous pourrions supposer alors que loin d’être un moment de suppression des conflits les jeux peuvent supposer le début d’une guerre. Vernant nous apprend ainsi que ce qui n’était au départ « qu‘un scénario d’initiation entre des groupes de jeunes gens appartenant à des cités voisines, des joutes rituelles se déroulant, à l’occasion des fêtes d’Artémis, dans des sanctuaires communs situés à la frontière des deux états (…) ces luttes rituelles ont pu déboucher dans de véritables conflits frontaliers et se prolonger en guerres ouvertes opposant les deux communautés[8] ». Il y a un lien étroit entre le développement des jeux, qu’ils soient olympiques, pythiques,  isthmiques ou néméens et celui des conflits et des guerres : les Cités grecques sont d’abord dans un rapport de rivalité et les jeux vont permettre de transposer l’hostilité en affrontements réglés d’où émergera la figure d’un homme, d’une Cité, d’une classe sociale, d’une certaine « hellénité » qui en dernier ressort sera le terreau de ce que nous nommons le panhellénisme. La fameuse paix des jeux, cette concorde provisoire d’hommes égaux dans leur hellénité : « un rite d’initiation, un rite de purification, un rite d’accession à une méritocratie olympique [9] ». On comprend mieux ainsi la place particulière occupée par la gymnastique dans la constitution juridique des cités : il est possible de faire échec à la démocratie réelle  en mettant en place ce que Glotz[10] appelle la « démocratie sophistiquée » qui n’est rien d’autre qu’une forme d’oligarchie et ce en favorisant ou en défavorisant certaines classes de la population. La gymnastique devenant alors un outil de cette politique. Aristote écrit (Politique, VI (IV) 10, 6-7.) « On permet aux pauvres de n’être point armés, on punit les riches qui ne le sont pas. Point d’amendes pour les uns, amendes pour les autres, s’ils ne fréquentent pas le gymnase, de manière que ceux-ci y aillent par crainte de l’amende et que ceux-là sans abstiennent n’ayant rien à redouter ». L’éducation des corps devient celle d’une classe d’hommes.
Les cités jouissent d’une autonomie dans la formulation des lois et dans la pratique cultuelle. Il y a donc un monde grec, un monde commun, mais en son sein les développements sont indépendants : il faut  alors rappeler cette unité à travers des fêtes, des occasions pour inscrire cette proximité. Les sanctuaires sont aussi des lieux d’échanges économiques et ils sont liés à la création de la monnaie comme ils conservent leur pouvoir et se font respecter  par des amendes sacrées. Il y aurait une  « fonction internationale » qui se mettrait en place dès le VII s. av. JC à Olympie, à cette époque « par une espèce de jeu de mot spontané, le Zeus Olympien, c’est le Zeus d’Olympie, devenu comme prototype pour le culte des cités »[11]. Mais il faut se souvenir que cette  « internationalité » est plutôt une « intercité » presque un interstice dans ce qu’est le monde et qu’ignorent les grecs. Une trêve sur quelques milliers de kilomètres pour quelques centaines de milliers d’hommes et quelques dizaines de cités qui ont décidé de s’appeler entre elles « le monde ». Il se trouve que l’histoire de la fabrication de l’Occident et de ses valeurs est effectivement intimement liée à  cet îlot ; ce n’est pas une raison pour en oublier ses limites. La démocratie œuvre de Solon et de Clisthène doit mettre en place l’isonomie, une même loi pour tous, les conflits devront désormais se régler par le jeu des institutions alors qu’auparavant était convoqué un juge extérieur capable de rétablir la paix, qu’on le nomme arbitre ou tyran. Les réformes de Clisthène engagent une transformation de l’espace civique, face aux anciennes représentations chargées de religieux se dévoile un monde où les repères sont désormais citoyens, où les hommes « abandonnés des dieux » régissent eux mêmes leurs affaires. Le stade doit s’insérer dans cet espace de résolution nouveau qu’est celui de la loi, il doit promouvoir la paix et le règlement interne des différends. « Très tôt, nous le savons, la Grèce peut-être considérée comme une unité religieuse. Mais des institutions qui fussent des organes de cette unité, elle a été longue à en avoir ; elle n’en eut même jamais que d’assez précaires et de portée plutôt restreinte »[12], les jeux organisés à Olympie seraient un maillon dans l’édification de cette synthèse des cités ? Certes mais alors le maillage est bien faible : la fameuse « paix olympique » est souvent violée : en 644, les Pisates envahirent Elis, en 580  les Eléens détruisent Pise. Durant la CIIIe olympiade les Arcadiens s’emparent du sanctuaire et organisent les Jeux. En 420 Sparte est exclue puis en 328 Athènes. 


La sexualité Lorsque Coubertin écrit « O sport, tu es la justice (…) O sport, tu es l’audace (…), O sport, tu es l’honneur (…), O sport tu es la fécondité. Tu tends par des  voies directes et nobles au perfectionnement de la race en détruisant les germes morbides et en redressant les tares qui la menacent dans sa pureté nécessaire [13] » sa volonté est d’effacement : il faut ôter ce qui peut empêcher la « pureté » ; sa thèse est fixiste : il y a des caractéristiques établies qui doivent être retrouvées, nous sommes devant une pensée du « monstre », de l’anomalie ; le sport olympique doit nous permettre de retrouver cet « homme pur », celui pleinement en acte de la pensée Aristotélicienne : il serait ici intéressant de le mesurer à ce que le monde grec indiquait comme étant ses proportions. L’idéal grec est peut-être dans l’image d’un homme entreprenant un autre homme et l’entraînant avec lui en de folles courses, en des jeux qui s’ils sont bien humains ne plairaient peut-être pas à Coubertin. Nous voyons là la modélisation d’une société guerrière et… homosexuelle : être pleinement homme c’est dépasser la condition biologique pour atteindre le politique, dépasser la femme – son ventre qu’il faut travailler comme les champs pour obtenir moisson – afin d’atteindre son égal : l’homme. Visée une relation débarrasser du spectre de la nature, une relation d’égaux qui engage la rivalité : être rival c’est accepter cette émulation positive de la course non pas pour dépasser l’homme par une mesure de sa performance mais pour s’en tenir à l’exploit, au moment qui est porteur de toutes les joies.. Xénophon écrit dans Le banquet  : « Aux grandes Panathénées, il y eut des courses de chevaux. Callias, fils d’Hipponicos, y conduisit le jeune Autolycos, qu’il aimait et qui venait de remporter le prix de pancrace ». Ce banquet étant la célébration par Callias de la victoire de son éromène. Cet amour des garçons, de ces jeunes éphèbes, est célébré par Théognis de Mégare : « Heureux l’amoureux qui fréquente au gymnase et de retour chez lui dort tout le jour avec un jeune homme[14] ». C’est cette relation entre érasme et éroméne qui est l’arrière fond de la fréquentation du gymnase et qui suppose une relation aristocratique : c’est un honneur dont le jeune homme pourra se prévaloir toute sa vie que d’avoir été séduit puis enlevé par un homme mûr et respecté. La pédérastie est un des éléments de lecture du gymnase d’abord, de l’éducation par conséquent, enfin des Jeux Olympiques. 


Conclusion :

Le lien qui unissait nos mondes était tissé de nuit. Les jeux Olympiques ne sont pas un havre de paix mais la mise en scène de la discorde des Cités, ils sont aussi l’occasion d’une joute amoureuse et érotique. La violence est le fil rouge des JO, violence du sang, violence aux corps, fureur des esprits : c’est à un vagabondage parmi des tombes que ceux de Pékin nous convient.




[1] Vernant Jean-Pierre, Mythe et société en Grèce ancienne, éd. La Découverte, p.9, 1974.
[2] Lévêque Pierre, L’aventure grecque, éd. Armand Colin, 1964.
[3] Aristophane, Les Nuées, v.1010-1018, trad. Debidour, éd. Les Belles Lettres, 1952.
[4] « Hymne homérique à Apollon » in Delorme Jacques, La Grèce archaïque et primitive, p.345, éd. Armand Colin, 1969.
[5] Jean-Pierre Vernant, Mythe et société en Grèce ancienne, p.31-32                   
[6] Euripide, Hyppolite, 229.
[7] Xénophon, Les Helléniques, III, 4, 18.
[8] Vernant Jean-Pierre et Vidal-Naquet  Pierre, La Grèce ancienne, t.2, p.320, éd. du Seuil, 1992.
[9] Brohm Jean-Marie, Le mythe olympique, p.284, éd. Christian Bourgeois, 1981.
[10]Glotz Gustave, La cité grecque, p.89, éd Albin Michel, 1968.
[11] Glotz Gustave, op. cit. p.145.
[12] Louis Gernet et André Boulanger, Le génie grec dans la religion, p.140-141,  éd. Albin Michel, 1970.
[13] Pierre de Coubertin, « Ode au sport » in L’Idée Olympique, Discours et Essais, p. 38-39, Verlag Karl Hofmann, Stuttgart, 1967.
[14] Cité in Mossé Claude, Dictionnaire de la civilisation grecque, p. 365, éd. Complexe, 1992.

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