Philosophie

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lundi 22 octobre 2012

Le temps



Le temps :

 Le temps est l’espace de notre existence, nous évoluons en permanence en son sein – bordé par la fabrication d’une durée nous permettant de nous saisir et d’appréhender une identité.
Le temps est synonyme à la fois de ce qui passe et de l’irréversibilité des actes, il est aussi l’annonce de ce qui est à venir, des promesses d’un futur et de ses possibles. En même temps nous aimerions pouvoir énoncer parfois avec le poète « Ô temps, suspend ton vol » pour pouvoir fixer un instant de bonheur. Saint-Augustin dans le livre XI des Confessions posait que si chacun connaît ce qu’est le temps il serait bien difficile de le définir car pour chacun ce qui existe c’est seulement le présent du présent, le présent du passé et le présent du futur. Je suis tout entier dans cette contraction qu’est le présent.
Il nous faut ici distinguer entre le temps mathématique qui est celui du découpage, chaque instant est séparé d’un autre, ce sont des séquences, le temps est alors pensé sur le modèle de l’espace. Mais il y a un autre temps, celui-là de la conscience, pour lui le temps est une épaisseur et non pas une surface. Il y a des minutes qui sont des éternités alors que d’autres passent si vite… le temps pur est ce moment où je ne suis plus confronté qu’au temps lui-même, au déploiement d’une durée qui ne se remplit de rien d’autre quelle même. L’ennui est la marque de se temps qui est son propre sens.
Le temps et l’espace résiste aux efforts pour les supprimer. Je peux réduire leur contenu, je peux  retirer les meubles et les objets d’une pièce mais l’espace demeure. Espace et temps sont des données de mn expérience que je ne peux éliminer. Quelle est ma position par rapport à ces cadres constants de mon expérience ?

1 – le cadre de mon expérience

Il y a un « ici et un maintenant » ( hic et nunc ) qui est indépassable – je suis né quelque part, je suis ici et non en chine, nous n’avons pas le don d’ubiquité ni non plus la possibilité d’exister en une autre période de l’histoire que celle d’aujourd’hui.
Alors que l’espace est réversible – je peux aller d’un pt à un autre et revenir, il y a une irréversibilité du temps. Je ne peux revivre l’action d’hier, plus je m’en éloigne sans cesse, ce point disparaît de ma mémoire. Le temps emporte tout sans retour. Héraclite posait « on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve », je change, l’eau change. Proust rappelle l’altération et la dégradation que le temps fait subir aux êtres. Assistant à une soirée mondaine vers la fin de sa vie, il note croire assister à un bal masqué tant les visages de ceux qu’il a connu se sont transformés : « mais ces têtes qu’ils se sont faites depuis longtemps sans le vouloir ne se laissent pas défaire par un simple débarbouillage » A la recherche du temps perdu, le temps retrouvé, éd. Gallimard.

2 -  le cadre de toutes mes actions

L’idéal de la raison serait de conjurer l’effet de l’irréversibilité du temps : « expliquer, c’est identifier » : or le temps de la conscience, la durée concrète, échappe à l’explication. L’histoire des hommes ne semble pas pouvoir se saisir si facilement : il y a une forme de devenir vivant qui ne peut se réduire à l’histoire des événements comme histoire de la matière. L’incompréhension de la durée forme donc avec le temps « la forme de mon impuissance ». Pourtant je ne suis pas totalement prisonnier du temps, le nageur qui est pris par un courant sous marin peu ne pas se rendre compte qu’il s’éloigne de la plage et de la côte. Moi, au contraire, j’ai bien la perception continue d’un écoulement temporel, je perçois les éléments successifs qui s’additionnent.
Je suis conscience dans le temps mais aussi conscience du temps  - les jugements que je porte sur le temps sont en dehors du temps, la conscience permet de saisir le temps. Je ne fais pas qu’être dans le temps, j’ai le temps. Il y a un espace de déploiement de mon action que sont mes rêves et mes aspirations. Le temps permet la projection, le déplacement vers un inconnu qui me conserve mes chances. Je peux organiser mon existence en fonction de la promesse d’un demain.  
Toute conscience du temps prend appui sur le futur, le passé ne prend sens et valeur qu’à partir du futur annoncé – cela est vrai de la mémoire individuelle de chacun d’entre-nous mais aussi de la mémoire collective d’un peuple – l’histoire est le fruit de ce développement. Le temps qui me prend le temps est aussi le cadre de l’action. L’impuissance première est convertie en liberté. 


 Théories réalistes classiques
Descartes – Newton  
Le temps est une succession d’instants indépendants les uns des autres. L’espace est pour sa part l’essence des corps, la substance matérielle : « sa façon d’occuper l’espace n’est pas un accident mais son essence » - 
Kant :                         
L’espace et le temps ne sont pas des choses en soi mais des cadres a priori de ma perception.
Si ce monde à un commencement et une fin alors je me demande de quoi est était fait l’avant.
S’il n’a pas de commencement et de fin alors la série infinie des événements ne conduira pas à aujourd’hui.
Espace et temps sont des conditions subjectives de ma représentation du monde. Le fait que nous ne puissions rien concevoir en dehors d’eux est la preuve qu’ils font partie de nous-mêmes. L’espace est nécessaire et ses lois universelles : les constructions de la géométrie sont recevables universellement. On parle d’une idéalité transcendantale : idéal car forme subjective, transcendantale cad condition a priori de toute connaissance.
L’espace est la forme du sens externe (nous percevons le monde extérieur selon la forme et l’espace de la succession temporelle)
Le temps est la forme du sens interne (nous percevons notre existence comme succession de moments et d’états)
Mais en même temps qu’idéalités transcendantales le temps et l’espace sont des réalités empiriques. L’espace n’est pas un concept, il est réel si l’espace est une donnée première par contre les parties de l’espace sont obtenus après coup par division.

Les parties de l’espace ne sont pas divisibles mais homogènes : il s’agit d’une intuition pure de ma sensibilité. Kant déplace dans l’esprit de l’homme l’espace et le temps absolus de Newton. Le « sensorium dei » devient « sensorium homini »


 

Le vivant


Plan
I- Les théories de l’évolution
A) le fixisme
B) le transformisme
C) le darwinisme
II- la matière et la vie
A) les concepts de la biologie d’Aristote
B) mécanisme et vitalisme
C) la spécificité du vivant
III- l’étude du vivant
A) le concept de finalité
B) statut du concept de finalité
C) l’expérimentation en biologie


Introduction
Dans Les Parties des animaux, Aristote propose le premier ouvrage consacré à l’étude du vivant. Elle ne prendra le nom de biologie qu’en 1802. La vie cependant demeure une notion difficile à définir car on ne peut l’appréhender qu’à partir des vivants qui en sont le phénomène. Elle peut être définie comme un ensemble de phénomènes que présentent tous les organismes animaux et végétaux. Mais le concept de vie n’est pas véritablement expérimentable. C’est la raison pour laquelle il a donné lieu à ce débat encore vivace entre les matérialistes et les spiritualistes, ou plus exactement les vitalistes. Les premiers considèrent que la réalité se réduit à la matière et à ses lois. Tout serait explicable à partir de la seule réalité matérielle. La matière désigne ce dont la réalité sensible est faite, ce qui n’exclut pas des variations quant au contenu de la notion. Descartes assimile la matière à la substance étendue, Epicure aux atomes, Marx, aux rapports de production. Dans l’interrogation sur le vivant, la thèse matérialiste est portée par l’interprétation mécaniste du vivant pour laquelle le vivant est réductible à ses éléments physico-chimiques. Les spiritualistes mettent en avant l’esprit comme ce qui permet de distinguer le vivant de la matière (esprit venant de spiritus : le souffle), et affirment l’irréductibilité de la vie. Cette thèse est soutenue par le mouvement vitaliste au 19ème. Certes, le vitalisme paraît renoncer à l’exigence de démonstrativité proprement scientifique et renouer avec la spéculation métaphysique, il a cependant le mérite de mettre en lumière les limites de la thèse mécaniste.
Mais dans le langage courant, l’interrogation sur la vie ne se borne pas au questionnement épistémologique. C’est l’existence elle-même et le sens que nous lui donnons qui sont désignés. Ne parle-t-on pas en effet de mener « une belle vie », « une vie de Bohème », « une double vie », « une vie de débauche ». Il existe donc des manières de vivre, des genres de vie que nous devons choisir en donnant à notre vie un sens. Lui attribuant un sens, nous lui accordons simultanément une valeur. Or la valeur de notre existence tient également au péril dont elle est menacée. Bichat la définit comme une lutte contre la mort. Force est de reconnaître que la mort est le propre de tout ce qui vit : « Dès qu’un homme est né, il est assez vieux pour mourir. » (Heidegger). Le vivant est donc caractérisé par la possibilité permanente de sa rencontre avec la mort. Aujourd’hui la liberté ne s’affirme pas seulement dans le choix d’un genre de vie mais dans le choix de la mort elle-même, à travers les débats sur l’euthanasie.

I- Les théories de l’évolution
A) le fixisme
Cette théorie, soutenue notamment par Linné et Buffon, prévaut jusqu’au début du 19è, et s’appuie à la fois sur la Bible, Aristote et l’observation immédiate.
Thèse : Toutes les espèces ont été créées telles qu’elles sont : « Il y a autant d’espèces différentes que l’être infini en a créées au départ » (Linné).
Conséquences : L’homme est un être radicalement différent des animaux, et il n’y a pas eu d’évolution. Cette théorie permet toutefois un travail de nomenclature, c’est-à-dire de classification des espèces.
Objections :     - Il existe des monstres
- Un jardinier peu produire de nouvelles espèces par hybridation, c’est-à-dire par croisement de deux espèces différentes. Le fixisme est en conséquence contraint d’accepter l’idée d’une multiplicité infinie d’espèces.
- Le fixisme pense que l’homme ne descend pas du signe, et prend pour preuve l’absence de l’os intermaxillaire. Or un crâne humain pourvu de cet os a depuis été découvert.

B) le transformisme
C’est la thèse de Lamarck dans la Philosophie zoologique (1808).
Thèse : L’infinie variété des espèces résulte d’une évolution des êtres les plus simples aux êtres les plus complexes. L’évolution est graduée, continue et uniforme ; elle réalise un projet de la nature. Plus exactement, Dieu se sert de la nature pour réaliser son projet évolutionniste. La théorie de Lamarck repose donc sur un présupposé finaliste ainsi que sur deux concepts fondamentaux.
- l’adaptation. C’est la finalité qui explique le mécanisme : « la fonction crée l’organe ». Exemple : la vue est la cause finale de l’œil. En conséquence, « le défaut d’usage entraîne la perte de l’organe ». Ainsi, la girafe allonge son cou pour brouter les feuillages du haut des arbres. Il y a par l’usage création d’organe. Le serpent rampe et se dissimule sous les herbes, c’est pourquoi il perd ses pattes et son corps devient plus étroit. Enfin, le kangourou se redresse ce qui entraîne une hypotrophie des pattes avant.
- l’hérédité des caractères acquis. Les mutations liées à l’usage se transmettent, ce qui permet de rendre intelligible l’évolution.
Le lamarckisme connut un vif succès grâce à l’idée d’une nature suivant sans à coups un plan ordonné, et parce qu’en dépit de l’évolution, il conservait à l’homme son rang ontologique dans la chaîne des êtres.
Objections : 
-         Si les espèces se modifient pour s’adapter, pourquoi reste-t-il des espèces moins parfaites que l’homme ? Le lamarckisme répond toutefois à cette objection par l’hypothèse dite du tapis roulant, selon laquelle de nouvelles espèces apparaissent. Elle soutient par là l’hypothèse de la génération spontanée selon laquelle le vivant naîtrait spontanément de la matière inorganique. Il s’agit d’une croyance répandue de l’Antiquité (Aristote la jugeait vraie pour les espèces inférieures) jusqu’au 17è. C’est Pasteur qui en donne la réfutation définitive en prouvant que le lait, le sang et le bouillon peuvent être conservés sans altération dans un air purifié de tous germes. Le vivant ne peut donc naître que du vivant.
-         Contre l’idée des caractères héréditaires acquis : la biologie moléculaire a montré l’impossibilité de modifier le code génétique par le milieu. Le milieu ne saurait influencer l’hérédité.

C) Darwin
Au 19è, Charles Darwin entreprit un voyage jusqu’en Amérique du Sud. Au terme des cinq ans que dura le voyage, Darwin exposa ses hypothèses à la fois théoriques et empiriques dans son livre L’origine des espèces au moyen de la sélection naturelle ou la lutte pour l’existence dans la nature.
Thèses : La thèse de la sélection naturelle se subdivise en propositions
-         Les individus varient plus ou moins à chaque génération. Les variations sont généralement imperceptibles sur une génération. Il s’agit donc d’un jeu très lent de mutations progressives.
-         Ces variations sont aléatoires.
-         Cette accumulation est orientée par la sélection
-         La sélection naturelle s’opère par la concurrence. Mais c’est le hasard qui décide en réalité de la survie de l’individu. La sélection naturelle n’est pas intentionnelle mais suit un mécanisme aveugle. L’adaptation n’est plus un but mais un résultat.
-         Cette sélection privilégie les variations utiles et les accumule au fil des générations. Seule cette accumulation de variations sur un très grand nombre de générations peut produire une variation importante.
Bien que la thèse de Darwin soit aujourd’hui le paradigme des théories de l’évolution, certaines objections sont toutefois possibles :
-         La théorie de la sélection naturelle est gradualiste, or on ne trouve pas les classes intermédiaires. Par ailleurs, dans un organe aussi complexe que l’œil, une mutation infime serait soit nulle, soit nuisible au fonctionnement du tout. Ces raisons ont poussé des paléontologues à réhabiliter une logique finaliste. Ils s’autorisent pour cela de la concentration cranio-faciale qui donne une lecture différente d’une évolution non achevée à ce jour.
-         Popper applique au darwinisme le critère du faillibilisme (cf : épistémologie de la physique) et conclut qu’en l’absence de test expérimental, il s’agit d’une thèse métaphysique et non scientifique. Par ailleurs, il dénonce son aspect tautologique : les individus adaptés survivent, les individus qui survivent sont adaptés.
-         La théorie de Darwin accorde un privilège à l’égoïsme et au conflit. On pourrait supposer au contraire que l’évolution est le fruit d’une coopération entre les espèces.


 II- la matière et la vie
A) les concepts de la biologie d’Aristote
Les Parties des Animaux est considéré comme le premier texte de biologie.
1) la théorie des quatre causes
Quatre points de vue peuvent être invoqués dans la production d’une chose.
-         la cause matérielle : de quoi est faite la chose ?
-         la cause formelle (la forme doit être entendue comme idée ou concept) : quel est le concept de la chose ?
-         la cause efficiente ou motrice : qui a fabriqué la chose ?
-         la cause finale : en vue de quoi est faite la chose ?
Dans la fabrication d’une chose, une table par exemple, il est évident que toutes les causes sont subordonnées à la dernière. C’est la finalité, la fonction ou télos qui commande la fabrication dans ses modalités.
2) le passage de la puissance à l’acte . Le concept d’entéléchie
L’être en puissance est l’être qui n’a pas encore réalisé son essence. Ainsi, l’arbre est en puissance dans la graine ou la graine est un arbre en puissance. L’être en acte est celui qui a réalisé en essence. L’arbre fruitier est en acte lorsqu’il produit ses fruits. Dans le passage de la puissance à l’acte, le temps joue un rôle puisqu’il fait passer d’une moins grande à une plus grande perfection. Dieu est le seul être pleinement en acte puisqu’il ne peut jamais être en puissance, c’est-à-dire imparfait.



                                                     Etre en acte
                                         Accomplissement de la fonction
         croissance                                                                                           corruption
passage de la puissance à l’acte                                                                dégénérescence
Commencement du vivant                                                                                mort

La biologie d’Aristote ménage une large place au concept de cause finale, or c’est l’adoption ou le refus du concept de finalité qui est au cœur du débat entre mécanisme et finalisme.

B) mécanisme et vitalisme
1) le mécanisme
Dans la seconde méditation métaphysique, ainsi que dans les principes de la philosophie, Descartes illustre la thèse mécaniste qui est la sienne par la métaphore de l’automate ou de l’horloger. Les corps vivants seraient « des assemblages de rouages et de poulies ». Le mécanisme consiste dans l’identification du vivant à la matière. Le développement du microscope puis le paradigme de la biologie moléculaire ont repris la thèse mécaniste et postulent la réductibilité du vivant à la matière quoiqu’à un degré supérieur de complexité. Depuis 1955, l’idée d’un programme génétique, c’est-à-dire d’une sorte de bibliothèque dans laquelle tout notre programme est inscrit en une certaine langue formée par combinaison à partir de l’alphabet que constituent les acides aminés, autorise à étudier le vivant comme une machine. Tous les vivants sont composés des mêmes entités élémentaires (protéines et acides nucléiques). La cellule constitue un grain de vie comme il y a des grains de matière (il n’est en fait pas certain que la métaphore du grain convienne à la matière). La biologie moléculaire met en lumière les mécanismes chimiques de l’hérédité.

2) le vitalisme
Les premiers vitalistes furent des médecins. Cependant, la thèse d’Aristote reprise par Saint Thomas et selon laquelle la vie est le principe d’animation des vivants, peut être considérée comme la première apparition du vitalisme. Le vivant possède en lui-même le principe de son mouvement. Si le non-vivant est en mouvement, c’est en vertu de quelque chose d’autre que lui. Le vitalisme est une principe de la philosophie de Teilhard de Chardin au 19è, puis au 20è de Bergson, à travers le concept d’élan vital.
Le vitalisme est une pensée dualiste qui juge le vivant irréductible à la matière. Il affirme qu’un principe vital est cause du vivant et repose sur le phénomène biologique fondamental qu’est la génération. Quoique non scientifique par sa démarche et son fondement, cette thèse a joué un rôle en sciences en désignant les insuffisances de l’explication mécaniste. Elle vaut surtout pour sa revendication de l’originalité du biologique.
Critiques dont elle fut l’objet, sachant que toute biologie qui refuse la réduction mécaniste est « soupçonnée » de vitalisme :
-         Elle fut dénoncée comme purement illusoire. Cependant c’est une illusion si pérenne qu’il convient de rendre compte de la vitalité du vitalisme.
-         Elle fut dénoncée pour son aspect ésotérique (discours réservé à des initiés), et en effet, il se réfère à des entités assez obscures. Le mécanisme reproche au vitalisme d’expliquer les phénomènes vitaux par des concepts indéfinissables, qui se substituent à l’observation. Cependant il s’agit de théories parfois fécondes.
-         Elle fut dénoncée au titre de l’usage réactionnaire qui en fut fait. Il est vrai que l’eugénisme raciste des nazis s’y référait.

C) la spécificité du vivant
1) L’homologie du vivant et de la machine est en partie justifiée pour la notion de programme, et pour l’homéostasie dont l’autorégulation de certaines machines telle la chaudière autorégulée ( la chaleur dilate les composants métalliques, ce qui entraîne un effet rétroactif sur le thermostat) peut paraître l’équivalent. Le processus de dégradation, qu’on appelle vieillesse chez le vivant, affecte également l’inerte. Cependant une machine se monte et se démonte. Le vivant quant à lui, se répare, cicatrise : la pince du crabe repousse.
2) Certains biologistes ont tenté de définir plus précisément les caractéristiques du vivant :
-         Monod, Le hasard et la nécessité 
La téléonomie : toutes les opérations du vivant sont comme ordonnées vers un projet. On ne peut comprendre l’œil qu’on rapportant son mécanisme au projet de la vue.
La morphogenèse autonome : le vivant développe ce programme par lui-même. Le milieu importe sous la forme de l’écosystème mais un poisson ne saurait devenir une grenouille sous l’influence du milieu. La machine possède une force motrice, le vivant possède une force formatrice. Il se produit lui-même.
Invariance reproductive : Le vivant transmet l’intégralité de l’information correspondant à sa structure à un autre vivant. Il reproduit dans un autre individu les caractéristiques de l’espèce.
-         Canguilhem : la connaissance de la vie. Le normal et le pathologique
La vie est invention de normes. La maladie se définit comme l’incapacité à poser des normes ou à modifier les siennes. Elle constitue une sorte d’engourdissement de la fluidité de la matière vivante. Ainsi la vie est pure activité, toujours au-delà de telle ou telle règle particulière. Elle échappe à toute détermination.
3) vie et mort
Dans les Recherches physiologique sur la vie et la mort (1801), Bichat définit la vie comme « l’ensemble des fonctions qui s’opposent à la mort ». Le corps vivant est le théâtre de cette lutte dont la santé et la maladie reflète les péripéties. Si les propriétés vitales l’emportent, l’être vivant guérit ; si les forces destructives l’emportent, la mort s’ensuit. La mort marque la défaite de ce principe de résistance qu’est la vie. Au contraire, les choses sont immuables comme la mort, leurs propriétés physiques sont éternelles tandis que les propriétés vitales sont éphémères. On retrouve le dualisme eros/thanatos chez Freud que l’examen des névrosés de guerre a conduit à l’élaboration du concept de pulsions de vie et de pulsions de mort. Le névrosé de guerre revit l’événement traumatique de façon compulsive (répétition qu’on ne peut empêcher). A partir de ces cas, Freud élargit le dualisme pulsionnel à l’univers entier : la vie suscitée par la matière inorganique tend à y faire retour. Le vivant tendrait donc à retourner l’inanimé. 


III- L’étude du vivant
A) le concept de finalité
1) C’est cependant par la notion de fonction  (organe vient du grec ergon qui signifie fonction) et de programme que le vivant semble se distinguer de la matière. La thèse mécaniste selon laquelle la fonction que peut assumer un être vivant n’est que le résultat mécanique et nécessaire de la rencontre contingente des éléments matériels et structurels qui le composent, se heurte à des difficultés.
a) L’organisme se réduit-il à une somme de cellules ?
L’organisme peut être défini comme la totalité unifiée d’un ensemble d’éléments solidaires. On peut distinguer la finalité interne, c’est-à-dire la solidarité des organes en vue du fonctionnement du tout, de la finalité externe, par laquelle un être devient utile à un autre être. Par exemple, le soleil est utile aux végétaux, ou bien, les fleuves charrient du limon qui fertilise les berges. L’affirmation de la finalité externe revient à penser la nature comme un gigantesque organisme. Les stoïciens l’appelaient le « grand animal ». l’hypothèse de la finalité offre une intelligibilité du système de la nature.
b) le primat de la cause motrice
Le mécanisme, en rapportant le vivant à ses déterminations physico-chimiques, oublie l’objet biologique comme tel. Elle en nie la spécificité. D’autre part, l’affirmation selon laquelle tout est réductible à la matière inerte est un énoncé général qui ne peut être ni confirmé ni invalidé par l’expérience. Il s’agit donc d’une simple hypothèse, d’un principe en tout cas non moins hypothétique que celui qu’il vise, la finalisme.
2) nécessité du concept de finalité
Aristote juge que la fonction commande l’organisation : « Ce n’est pas parce qu’il a telle matière, telle forme et telle genèse que l’œil voit (hypothèse mécaniste) ; mais c’est parce qu’il doit voir que l’œil a telle matière, telle forme et telle genèse. » La physiologie (cause finale) commande l’embryologie, la morphologie, etc… Un organe qui accomplit sa fonction accomplit son « œuvre propre ». La mort consiste précisément dans l’arrêt de la fonction : « Un cadavre présente les mêmes caractères matériels et structurels que le vivant qu’il était quelques instants plus tôt ; et pourtant, ce n’est plus un vivant. » Pour reprendre l’exemple de l’œil, il s’agit d’une réalité si complexe, que sa probabilité d’avoir surgi au hasard est aussi mince que la probabilité de voir d’un sac de lettres versées par terre surgir l’Odyssée d’Homère.
Les faits de finalité sont du reste aisés à relever. Que l’on songe en effet à l’homéostasie, phénomène finalisé et non conscient. Certaines espèces ont des convergences en rapport avec une fonction. Par exemple, tous les poissons à nage rapide présentent une même forme effilée ainsi qu’une nageoire dorsale.

B) critique du concept de finalité
1) Toutefois les contre-exemples à ces faits de finalité sont au moins aussi nombreux. La notion de finalité ne paraît pas s’appliquer universellement. Ainsi, nous constatons que les tâches rouges que présente le bec du goéland argenté servent de repère aux petits qui les frappent de leur bec quand ils sont affamés. Mais quelle est en revanche la fonction de la couleur des yeux de mon chat ? De la même façon, le dédoublement des organes joue manifestement un rôle pour certains d’entre eux. Le dédoublement des yeux permet la mise en relief, celui des oreilles favorise l’équilibre. Mais pourquoi possédons-nous deux reins, deux ovaires, deux testicules ? On répondra que la nature nous a généreusement dotés pour faire face à une panne éventuelle. Mais dans ce cas, pourquoi n’avons-nous qu’un cœur, et pourquoi pas quatre ovaires ?
2) La définition même de la finalité fait apparaître l’analogie implicite entre la nature et l’activité humaine. La finalité ou but ou intention est en effet définie par Kant dans la Critique de la Faculté de juger, § 10, de la façon suivante : « La représentation de l’effet est le principe déterminant de sa cause et la précède ». Prenons un exemple simple : je cours pour attraper mon bus ; attraper mon bus est la cause finale de ma course. En pensant le vivant sur le modèle de l’activité technique de l’homme, on court le risque d’une représentation anthropomorphique. Sans doute, cette analogie tire-t-elle sa légitimité du fait que nous sommes des êtres de la nature. La nature ne se comporte comme nous le faisons que parce que nous faisons partie de la nature.
3) de la téléologie à la théologie
Le finalisme affirme que tout est fait en vue de quelque chose. S’il doit y avoir des moutons, il doit y avoir de l’herbe. Mais comment déterminer la cause finale de tout ce qui est ? C’est ce qui explique, d’après Spinoza, que les hommes se mettent bien vite à délirer et s’imaginent que les vaches sont faites pour leur donner du lait (cf : Appendice au livre I de l’Ethique). Les hommes se posent en fin suprême puis concluent à un architecte du monde, c’est-à-dire à une intention qui, conjuguée à l’omnipotence, serait à l’origine de cette finalité. Il devient manifeste que la thèse finaliste ne peut manquer de retrouver la théologie, et l’on sait qu’elle constitue une des preuves de l’existence de Dieu dite preuve physico-théologique.

C) quel statut pour le concept de finalité ?
Le mécanisme est donc menacé de manquer son objet, et il ne semble pas dépourvu de tout présupposé métaphysique. Si tout est réductible au physico-chimique, la psychologie comme la biologie deviennent réductibles à la physique. D’une certaine façon, comme l’exprime Auguste Comte, la thèse matérialiste explique le supérieur par l’inférieur, c’est-à-dire le vivant par la matière inanimée. En biologie, la scientificité croissante passe par une affirmation du mécanisme et un rejet des thèses vitalistes et finalistes. Historiquement, on assiste à une sorte de renversement. Au 17è et 18è, les biologistes étaient volontiers vitalistes et les physiciens mécanistes. Aujourd’hui, les biologistes sont mécanistes tandis qu’avec la théorie quantique et la « dé chosification » de la matière, la physique des particules tout au moins, connaît un renouveau spiritualiste.
Il est certain que le concept de finalité n’est pas une notion scientifique. Il demeure en effet hors de portée de l’expérience. Comment ferait-on l’expérience de la solidarité des vivants dans une totalité organique ? Par ailleurs, il possède une dimension anthropomorphique, qui peut être dénoncée mais sur laquelle il pourrait devenir possible de fonder une science de l’humain. Si de droit, le concept de finalité reste soumis à la critique, il est invoqué de fait, car il permet sinon de connaître de vivant , au moins de le penser (cf. distinction kantienne dans le cours sur la liberté). La biologie fait donc « comme si » il y avait de la finalité dans la nature pour la rendre intelligible sans toutefois affirmer la réalité de cette finalité. Il s’agit en conséquence d’une principe heuristique et opératoire, d’une Idée au sens kantien. Le concept de finalité partage en définitive avec le mécanisme, son statut de méthode ou maxime pour le travail scientifique.

C) l’expérimentation en biologie
1) spécificité des concepts biologiques
Le vivant, à travers le concept de finalité, se voit appliquer des notions empruntées à la technique humaine. Toutefois, cette analogie peut se révéler un obstacle à la compréhension du vivant.  Prenons l’exemple de la circulation du sang. Le sang et la sève s’écoulent comme l’eau. Puisque l’eau irrigue le sol, on sera tenté de penser que le sang et la sève se répandent également par irrigation. Or irriguer, c’est perdre l’eau dans le sol. Le modèle d’irrigation empêche dès lors de comprendre la circulation du sang. Harvey, médecin anglais du 17è, proposa une preuve expérimentale de la circulation du sang en opérant une ligature des veines du bras. Ainsi naquit l’idée du circuit fermé : « Je me suis demandé si tout ne s’expliquait pas par un mouvement circulaire du sang. » Comprendre la réalité de la circulation du sang présuppose l’abandon du concept technique d’irrigation.
Que nous ayons à nous défier des concepts de l’entendement, des enseignements de l’intelligence, telle est la thèse que développe Bergson dans l’Evolution créatrice. Notre intelligence nous donne une maîtrise de la matière, du géométrique, de l’inerte, mais elle s’applique malaisément à la vie et au mouvant. Car ce qui semble absurde à nos yeux ne l’est pas forcément au regard de la nature. Les procédés de la vie présentent parfois un caractère illogique, absurde, qui nous déroute : « On serait fort embarrassé pour citer une découverte biologique due au raisonnement pur. Et, le plus souvent, quand l’expérience a fini par nous montrer comment la vie s’y prend pour obtenir un certain résultat, nous trouvons que sa manière d’opérer est précisément celle à laquelle nous n’aurions jamais pensé. » (Bergson, Evolution créatrice, introduction).

2) quelques difficultés méthodologiques
Parce que le vivant est un tout, il est difficile de l’approcher dans une perspective analytique (décomposition en éléments simples).
a) la spécificité ou le spécimen : le biologiste opère électivement sur tel ou tel animal selon le phénomène qu’il étudie. Il choisira de préférence le chien pour l’étude des réflexes, le pigeon pour l’équilibration, le rat pour les vitamines et le comportement maternel, le cheval pour la circulation du sang. Comment dans ce cas, peut-il généraliser la conclusion de l’expérience – de variété à variété puisque ce qui est vrai de l’une ne l’est pas nécessairement d’une autre. La loi de Pflüger sur la symétrie ne s’applique pas de la même façon aux animaux à démarche sautillante et à ceux dont la marche est diagonale (le chat, le chien) - et à plus forte raison, comment conclure de l’animal à l’homme ?
b) l’individuation : on choisit pour l’expérimentation, le meilleur spécimen d’une espèce. Comment être assuré dès lors que les résultats seront applicables à des individus de même espèce mais dotés de combinaisons génétiques différentes ?
c) la totalité : Si on étudie une organe, on le prélève, puis on le greffe. Mais a-t-on affaire au même organisme ? Un organisme après ablation d’un organe est-il un organisme diminué d’un organe ou un autre organisme ?
D) irréversibilité : Aucun animal n’est comparable à un autre, mais aucun animal n’est rigoureusement comparable à lui-même selon les moments où on l’examine. Selon les expression de Charles Nicolle, bactériologiste français du 19è, « le phénomène se modifie entre nos mains » ou encore « nous avançons sur une route qui marche elle-même ». Il désigne par là les modifications que produit sur l’organisme l’expérimentation. Un être vivant peut développer des résistances au traitement antibiotique par exemple. Comment conclure de l’expérimental au normal ?

3) l’éthique du vivant
a) La recherche sur les cadavres fut longtemps interdite et la dissection d’un corps mort considérée comme une profanation. L’école d’Alexandrie au 2è et 3è siècles avant Jésus Christ constitua une exception notable.
b) la vivisection : Il n’existe pas de droit des animaux. On juge en effet que pour avoir des droits, il faut être en mesure d’avoir des devoirs, ce dont seule la conscience nous rend capable. Les anglo-saxons développent une conception différente et tentent de fonder le droit des animaux sur leur capacité à souffrir.
c) la protection de la vie. Dans le Principe Responsabilité (1979), et Une éthique pour la civilisation technologique (1990), Hans Jonas assigne à l’homme une nouvelle mission. Nous devons modifier notre rapport à la nature (cf : texte de Serres) et considérer que nous ne logeons pas seulement dans la nature mais que nous avons le devoir de l’abriter. Nous devons, dit-il, faire vivre la vie. Sa conception donne lieu à la formulation d’un impératif catégorique dont la forme est empruntée à la philosophie pratique de Kant : « Agis de telle façon que les conséquences de ton action soient compatibles avec la permanence d’une vie authentiquement humaine sur terre. »
d) le choix de la mort : Hegel disait « ni le soleil ni la mort ne se peuvent regarder en face ». Quoique nous soyons tous condamnés, notre ignorance de la dernière heure est comme le gage illusoire de l’immortalité. Choisir sa mort, c’est prononcer l’inhumaine précision de cette condamnation. Encore faut-il distinguer le refus de l’acharnement thérapeutique et le refus d’un état stable mais pénible. L’euthanasie concerne essentiellement ce dernier cas. Il est peut-être heureux que l’homme répugne à légiférer dans un tel domaine, non que, à l’image de Créon, le législateur outrepasse ses prérogatives en légiférant sur la mort, mais parce que chaque cas est inédit, et ne peut être adéquatement subsumé sous l’universalité d’une loi. En France, les comités d’éthique se prononcent sur des cas singuliers. Peut-être conviendrait-il que la réflexion contemporaine sur le choix de la mort éclaire du même coup le tabou dont la mort fait désormais l’objet. Tandis que le gisant quittait jadis ce monde entouré de tous, on meurt aujourd’hui dans le silence et la solitude des hôpitaux. Le deuil doit se faire avec discrétion. L’engouement suscité par la crémation renforce le processus d’abstraction de la mort que plus aucun rituel n’accompagne. Puisque nous nous sommes faits libres de vivre (droit à l’avortement et à la contraception) et bientôt libres de choisir le moment de quitter l’existence, n’est-il pas temps aussi de réapprendre à mourir ?

Conclusion : la pensée et la vie
L’intelligence divise pour comprendre, elle mesure, quantifie. Par ces opérations elle se retire de la vie et instaure une distance entre l’homme et les choses. Le recul critique, comme l’a montré Descartes dans le cogito, est une dimension essentielle de la pensée. La pensée n’est pas pour autant en conflit avec la vie. Elle constitue une certaine réponse que trouve l’homme en tant que vivant confronté aux problèmes que la vie lui pose. La connaissance est en effet une façon de résoudre les problèmes que nous pose l’environnement. En ce sens, on peut dire que la pensée est l’œuvre d’un vivant et qu’elle figure sa forme spécifique d’adaptation au milieu. La tendance analytique de l’intelligence rend toutefois la vie difficilement accessible à la pensée, car la vie est formation de formes vivantes qui sont autant de totalités. En conséquence, elle doit être saisie dans une vision et non dans une division. La pensée doit s’efforcer de s’adapter à la vie en laissant l’esprit, capacité d’intuition et de saisie de l’indivisible, se substituer à l’intelligence analytique. Si comme le dit Canguilhem, « l’intelligence ne peut s’appliquer à la vie qu’en reconnaissant l’originalité de la vie », elle doit partager certaines des caractéristiques de son objet. Ainsi, comme la vie, dont c’est la propriété peut-être fondamentale, la biologie doit se faire créatrice.



La personne, autrui


  
La notion de personne :
Personne vient du grec persona qui veut dire masque, les acteurs portaient des masques figés en une unique expression, soulignant ainsi l’identité et le caractère unique de chaque personnage. Parler de quelqu’un comme une personne implique alors la part de rôle, de jeu, présent en chacun de nous comme acteur social. Souvent nous ne parvenons plus à distinguer entre le rôle social et notre identité, nous sommes notre fonction : médecin, enseignant, ouvrier… Plus encore que de jouer un rôle c’est souvent notre rôle qui nous joue… c’est ce qu’enseigne Sartre lorsqu’il pose que chacun danse sa profession, danse de l’épicier, du médecin,…
Et si les aléas de la vie arrache notre statut à notre existence il n’est parfois plus possible d’adhérer à soi, on ne se reconnaît plus. Lorsque Richard III est dépossédé de son trône il ne se reconnaît plus lui-même, privé de sa fonction il sombre dans la folie. Incapable de se reconnaître il réclame un miroir qui ne peut plus que lui renvoyer le reflet d’un homme et « seulement » d’un homme. Son visage n’existait que par et dans le regard des autres, privé de ce regard il ne se reconnaît plus lui-même. Prendre un contenu de l’extérieur, prendre pour contenu l’extériorité, la définition de l’hétéronomie qui s’oppose à l’autonomie – du fait de ne plus dépendre que de soi.
C’est certainement un mode d’abdication de sa liberté. Moment où l’on se fait chose pour ne plus assumer l’infini de la liberté et des possibles. S’enfermer dans u  rôle pour ne plus ressentir le vertige de sa propre puissance et de sa liberté. Je suis ce que je ne suis pas, et ne suis pas ce que je suis.
Pascal invite à retrouver son identité par une ascèse : se dépouiller des habits d’emprunt, redécouvrir par delà ce que nous avons ce que nous sommes. « Notre âme est indifférente à l’état de batelier comme à celui de duc » ( Discours sur la Condition des Grands). Non plus je ne suis mes attributs physiques, « celui qui aime quelqu’un à cause de sa beauté l’aime t’il ? Non : car la petite vérole qui tuera la beauté sans tuer la personne fera qu’il ne l’aimera plus ». Ce moi n’est donc ni dans le corps, ni non plus dans l’âme : car le jugement, la mémoire, la morale peuvent se perdre sans remettre en cause la présence du moi. Le moi se présente presque comme un fantôme, comme une impression fantastique et délirante. Je ne me possède que comme un costume, je m’habite mais je ne connais pas ma propre adresse.
D’un côté une personne qui se donne dans son statut social et ainsi se dissout dans l’éther de la société et de l‘universel, de l’autre une personne seulement elle-même, être biologique et singulier qui n’épuise pas les pouvoirs de l’espèce et qui ne peut se saisir pleinement sans l’apport des autres. Il faut rappeler ici la formule grecque gravée au fronton du temple de Delphes : connais-toi toi-même qui peut se traduire autrement par la prescription de ne pas oublier que tu n’es pas un Dieu. Connais tes propres limites. 


Autrui
Si le rapport à soi est impossible demeure la communication des consciences comme préoccupation. Pourtant Leibnitz se représente l’homme comme une monade, sans porte ni fenêtre, c’est un Deux ex machina qui seul peut harmoniser les parties de cette machine gigantesque qu’est l’existence. Descartes pour sa part montre que le cogito est aussi dans sa découverte celle d’une solitude radicale. La sensation étant dubitable, seule demeure la pensée. Seule ma conscience est réelle mais dans ce cas il est possible que les autres consciences n’existent que comme production de ma propre conscience, comme un rêve. Ma conscience étant la seule dont j’ai l’expérience tout le reste est un spectacle, un objet. Le danger du solipsisme guette alors. 
Esquisse d’une solution :
Le courant intellectualiste propose de fonder la certitude de l’existence d’autrui sur un raisonnement logique. Un raisonnement analogique montrera qu’autrui est. Si je vois dans la rue des chapeaux et des manteaux, je juge que ce sont des hommes qui passent. Je connais autrui par analogie avec moi-même, c’est ce que posent et Descartes et Berkeley. Mon expérience me permet de déchiffrer l’attitude des autres : un homme qui pleure me fait reconnaître qu’il est bouleversé – car je pleure lorsque je suis bouleversé. Je connais autrui  par ses gestes et ses attitudes, comme je me connais moi-même dans mes attitudes et états : la connaissance analogique permet donc le déplacement et l’interprétation. Mais ce raisonnement ne permet que d’aboutir à un raisonnement probable, on peut pleurer de rire ou de joie. C’est la situation et pas seulement le sujet qui m’informe de l’interprétation.
Pourtant l’existence d’autrui est un fait qui s’impose à moi, et il est indéniable. Tout comme la nature extérieure existe indéniablement. Nous éprouvons l’existence des autres consciences dans un sentiment originaire de coexistence. Husserl pose que « toute conscience est conscience de quelque chose », l’expérience d’autrui est vécue avant que d’être intellectualisable. L’enfant reconnaît le visage souriant et y répond alors qu’il est incapable encore de raisonner. La communication avec autrui est anté-langagière, elle se donne avant toute parole, inscrite dans les codes sociaux de chaque société. Le langage véhicule des codes impersonnels, l’intime se dérobe souvent dans les mots. Se faire comprendre n’est-ce pas déjà abdiquer devant l’insurmontable différence des êtres. Le langage servant alors comme parure, comme déguisement. Bergson pense ainsi qu’il sert seulement à dire les objets du monde, substituant à la pluralité une somme réduite de vocables – servant ainsi de classement et de nomenclature aux objets du monde – par extension il tente de faire la même chose avec autrui. L’enserrer dans des mots afin de le réduire comme objet à une chose simple et connaissable. Le langage est une proposition spatiale et une résolution du même type. Prendre la succession comme alphabet du monde, commode pour l’action des hommes il ne peut rendre compte de l’intime. Le langage permet un monde commun, un monde de concepts et de choses qui est un monde d’objets – ce n’est pas le monde des consciences. Parler alors pour ne rien dire vraiment, pour éviter de se confronter au vertige du silence qui peut saisir les êtres, qui donne à entendre parfois plus que le discours. 

Le conflit
Dire je équivaut à reconnaître l’existence des autres consciences, en s’opposant on devient soi, en s’écartant du tous, du nous, nous devenons je. L’enfant fait d’abord l’expérience du général avant de trouver sa place, il parle de lui à la troisième personne du singulier avant de dire je : et ce changement est si remarquable qu’il ne revient jamais en arrière explique Kant. Un simple regard peut devenir une convocation des consciences, ne pas regarder autrui comme un objet mais faire l’expérience de l’humanité par le regard. « Si j’appréhende le regard je cesse de percevoir les yeux .. ce n’est jamais quand des yeux vous regardent qu’on peut les trouver beaux ou laids, qu’on peut remarquer leur couleur » énonce Sartre (L’Etre et le Néant). Mais ce regard est aussi le rappel de l’affrontement des consciences. Surpris par le regard d’autrui je suis gêné, « j’ai honte de ma liberté en tant qu’elle m’échappe pour devenir objet donné » (L’être et le Néant). A mon tour je fige celui que je regarde comme objet et je fais l’expérience de ma propre puissance. Il y a autour du regard une stratégie de l’opacité, se voiler le regard pour ne plus devenir la proie ou ne plus être le chasseur.
La sympathie
La sympathie, l’expérience de l’amour, de l’amitié, permettraient une communication plus claire des consciences. Ici se distingue l’amitié – cette philia grecque – de la simple camaraderie. Les camarades sont ceux qui partagent le même univers et œuvrent ensemble dans un but commun. Au contraire l’amitié est élective, elle suppose délibération et choix de la conscience. La camaraderie est externe alors que l’amitié est interne aux sujets. Il y a ainsi des formes de « contagion affective » lorsque je rentre dans un café je suis touché par l’ambiance des lieux, je peux ainsi être joyeux dans une fête par simple mimétisme, il y a ici une forme d’abdication de la personne qui est bien toute de convention. Lorsque la panique gagne la foule tout le monde s’enfuit, le mouvement de la foule est irréversible, il est comme un courant affectif. La sympathie est autre chose, il s’agit d’un mouvement, d’une direction de la conscience – elle transcende en ce sens l’affectivité : par la sympathie je puis connaître la souffrance mais non la partager. Je peux ainsi comprendre des émotions que je ne connais pas – la sympathie élargit mes horizons alors que la connaissance analogique est une  connaissance familière, restreinte. Lire dans un visage une candeur que je ne pouvais imaginer, dans un regard une haine intense. Découvrir le visage d’autrui comme une carte aux trésors, fondant émotivité et réceptivité et pourtant au cap des tempêtes de l’expérience humaine.