Philosophie

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lundi 22 octobre 2012

Le vivant


Plan
I- Les théories de l’évolution
A) le fixisme
B) le transformisme
C) le darwinisme
II- la matière et la vie
A) les concepts de la biologie d’Aristote
B) mécanisme et vitalisme
C) la spécificité du vivant
III- l’étude du vivant
A) le concept de finalité
B) statut du concept de finalité
C) l’expérimentation en biologie


Introduction
Dans Les Parties des animaux, Aristote propose le premier ouvrage consacré à l’étude du vivant. Elle ne prendra le nom de biologie qu’en 1802. La vie cependant demeure une notion difficile à définir car on ne peut l’appréhender qu’à partir des vivants qui en sont le phénomène. Elle peut être définie comme un ensemble de phénomènes que présentent tous les organismes animaux et végétaux. Mais le concept de vie n’est pas véritablement expérimentable. C’est la raison pour laquelle il a donné lieu à ce débat encore vivace entre les matérialistes et les spiritualistes, ou plus exactement les vitalistes. Les premiers considèrent que la réalité se réduit à la matière et à ses lois. Tout serait explicable à partir de la seule réalité matérielle. La matière désigne ce dont la réalité sensible est faite, ce qui n’exclut pas des variations quant au contenu de la notion. Descartes assimile la matière à la substance étendue, Epicure aux atomes, Marx, aux rapports de production. Dans l’interrogation sur le vivant, la thèse matérialiste est portée par l’interprétation mécaniste du vivant pour laquelle le vivant est réductible à ses éléments physico-chimiques. Les spiritualistes mettent en avant l’esprit comme ce qui permet de distinguer le vivant de la matière (esprit venant de spiritus : le souffle), et affirment l’irréductibilité de la vie. Cette thèse est soutenue par le mouvement vitaliste au 19ème. Certes, le vitalisme paraît renoncer à l’exigence de démonstrativité proprement scientifique et renouer avec la spéculation métaphysique, il a cependant le mérite de mettre en lumière les limites de la thèse mécaniste.
Mais dans le langage courant, l’interrogation sur la vie ne se borne pas au questionnement épistémologique. C’est l’existence elle-même et le sens que nous lui donnons qui sont désignés. Ne parle-t-on pas en effet de mener « une belle vie », « une vie de Bohème », « une double vie », « une vie de débauche ». Il existe donc des manières de vivre, des genres de vie que nous devons choisir en donnant à notre vie un sens. Lui attribuant un sens, nous lui accordons simultanément une valeur. Or la valeur de notre existence tient également au péril dont elle est menacée. Bichat la définit comme une lutte contre la mort. Force est de reconnaître que la mort est le propre de tout ce qui vit : « Dès qu’un homme est né, il est assez vieux pour mourir. » (Heidegger). Le vivant est donc caractérisé par la possibilité permanente de sa rencontre avec la mort. Aujourd’hui la liberté ne s’affirme pas seulement dans le choix d’un genre de vie mais dans le choix de la mort elle-même, à travers les débats sur l’euthanasie.

I- Les théories de l’évolution
A) le fixisme
Cette théorie, soutenue notamment par Linné et Buffon, prévaut jusqu’au début du 19è, et s’appuie à la fois sur la Bible, Aristote et l’observation immédiate.
Thèse : Toutes les espèces ont été créées telles qu’elles sont : « Il y a autant d’espèces différentes que l’être infini en a créées au départ » (Linné).
Conséquences : L’homme est un être radicalement différent des animaux, et il n’y a pas eu d’évolution. Cette théorie permet toutefois un travail de nomenclature, c’est-à-dire de classification des espèces.
Objections :     - Il existe des monstres
- Un jardinier peu produire de nouvelles espèces par hybridation, c’est-à-dire par croisement de deux espèces différentes. Le fixisme est en conséquence contraint d’accepter l’idée d’une multiplicité infinie d’espèces.
- Le fixisme pense que l’homme ne descend pas du signe, et prend pour preuve l’absence de l’os intermaxillaire. Or un crâne humain pourvu de cet os a depuis été découvert.

B) le transformisme
C’est la thèse de Lamarck dans la Philosophie zoologique (1808).
Thèse : L’infinie variété des espèces résulte d’une évolution des êtres les plus simples aux êtres les plus complexes. L’évolution est graduée, continue et uniforme ; elle réalise un projet de la nature. Plus exactement, Dieu se sert de la nature pour réaliser son projet évolutionniste. La théorie de Lamarck repose donc sur un présupposé finaliste ainsi que sur deux concepts fondamentaux.
- l’adaptation. C’est la finalité qui explique le mécanisme : « la fonction crée l’organe ». Exemple : la vue est la cause finale de l’œil. En conséquence, « le défaut d’usage entraîne la perte de l’organe ». Ainsi, la girafe allonge son cou pour brouter les feuillages du haut des arbres. Il y a par l’usage création d’organe. Le serpent rampe et se dissimule sous les herbes, c’est pourquoi il perd ses pattes et son corps devient plus étroit. Enfin, le kangourou se redresse ce qui entraîne une hypotrophie des pattes avant.
- l’hérédité des caractères acquis. Les mutations liées à l’usage se transmettent, ce qui permet de rendre intelligible l’évolution.
Le lamarckisme connut un vif succès grâce à l’idée d’une nature suivant sans à coups un plan ordonné, et parce qu’en dépit de l’évolution, il conservait à l’homme son rang ontologique dans la chaîne des êtres.
Objections : 
-         Si les espèces se modifient pour s’adapter, pourquoi reste-t-il des espèces moins parfaites que l’homme ? Le lamarckisme répond toutefois à cette objection par l’hypothèse dite du tapis roulant, selon laquelle de nouvelles espèces apparaissent. Elle soutient par là l’hypothèse de la génération spontanée selon laquelle le vivant naîtrait spontanément de la matière inorganique. Il s’agit d’une croyance répandue de l’Antiquité (Aristote la jugeait vraie pour les espèces inférieures) jusqu’au 17è. C’est Pasteur qui en donne la réfutation définitive en prouvant que le lait, le sang et le bouillon peuvent être conservés sans altération dans un air purifié de tous germes. Le vivant ne peut donc naître que du vivant.
-         Contre l’idée des caractères héréditaires acquis : la biologie moléculaire a montré l’impossibilité de modifier le code génétique par le milieu. Le milieu ne saurait influencer l’hérédité.

C) Darwin
Au 19è, Charles Darwin entreprit un voyage jusqu’en Amérique du Sud. Au terme des cinq ans que dura le voyage, Darwin exposa ses hypothèses à la fois théoriques et empiriques dans son livre L’origine des espèces au moyen de la sélection naturelle ou la lutte pour l’existence dans la nature.
Thèses : La thèse de la sélection naturelle se subdivise en propositions
-         Les individus varient plus ou moins à chaque génération. Les variations sont généralement imperceptibles sur une génération. Il s’agit donc d’un jeu très lent de mutations progressives.
-         Ces variations sont aléatoires.
-         Cette accumulation est orientée par la sélection
-         La sélection naturelle s’opère par la concurrence. Mais c’est le hasard qui décide en réalité de la survie de l’individu. La sélection naturelle n’est pas intentionnelle mais suit un mécanisme aveugle. L’adaptation n’est plus un but mais un résultat.
-         Cette sélection privilégie les variations utiles et les accumule au fil des générations. Seule cette accumulation de variations sur un très grand nombre de générations peut produire une variation importante.
Bien que la thèse de Darwin soit aujourd’hui le paradigme des théories de l’évolution, certaines objections sont toutefois possibles :
-         La théorie de la sélection naturelle est gradualiste, or on ne trouve pas les classes intermédiaires. Par ailleurs, dans un organe aussi complexe que l’œil, une mutation infime serait soit nulle, soit nuisible au fonctionnement du tout. Ces raisons ont poussé des paléontologues à réhabiliter une logique finaliste. Ils s’autorisent pour cela de la concentration cranio-faciale qui donne une lecture différente d’une évolution non achevée à ce jour.
-         Popper applique au darwinisme le critère du faillibilisme (cf : épistémologie de la physique) et conclut qu’en l’absence de test expérimental, il s’agit d’une thèse métaphysique et non scientifique. Par ailleurs, il dénonce son aspect tautologique : les individus adaptés survivent, les individus qui survivent sont adaptés.
-         La théorie de Darwin accorde un privilège à l’égoïsme et au conflit. On pourrait supposer au contraire que l’évolution est le fruit d’une coopération entre les espèces.


 II- la matière et la vie
A) les concepts de la biologie d’Aristote
Les Parties des Animaux est considéré comme le premier texte de biologie.
1) la théorie des quatre causes
Quatre points de vue peuvent être invoqués dans la production d’une chose.
-         la cause matérielle : de quoi est faite la chose ?
-         la cause formelle (la forme doit être entendue comme idée ou concept) : quel est le concept de la chose ?
-         la cause efficiente ou motrice : qui a fabriqué la chose ?
-         la cause finale : en vue de quoi est faite la chose ?
Dans la fabrication d’une chose, une table par exemple, il est évident que toutes les causes sont subordonnées à la dernière. C’est la finalité, la fonction ou télos qui commande la fabrication dans ses modalités.
2) le passage de la puissance à l’acte . Le concept d’entéléchie
L’être en puissance est l’être qui n’a pas encore réalisé son essence. Ainsi, l’arbre est en puissance dans la graine ou la graine est un arbre en puissance. L’être en acte est celui qui a réalisé en essence. L’arbre fruitier est en acte lorsqu’il produit ses fruits. Dans le passage de la puissance à l’acte, le temps joue un rôle puisqu’il fait passer d’une moins grande à une plus grande perfection. Dieu est le seul être pleinement en acte puisqu’il ne peut jamais être en puissance, c’est-à-dire imparfait.



                                                     Etre en acte
                                         Accomplissement de la fonction
         croissance                                                                                           corruption
passage de la puissance à l’acte                                                                dégénérescence
Commencement du vivant                                                                                mort

La biologie d’Aristote ménage une large place au concept de cause finale, or c’est l’adoption ou le refus du concept de finalité qui est au cœur du débat entre mécanisme et finalisme.

B) mécanisme et vitalisme
1) le mécanisme
Dans la seconde méditation métaphysique, ainsi que dans les principes de la philosophie, Descartes illustre la thèse mécaniste qui est la sienne par la métaphore de l’automate ou de l’horloger. Les corps vivants seraient « des assemblages de rouages et de poulies ». Le mécanisme consiste dans l’identification du vivant à la matière. Le développement du microscope puis le paradigme de la biologie moléculaire ont repris la thèse mécaniste et postulent la réductibilité du vivant à la matière quoiqu’à un degré supérieur de complexité. Depuis 1955, l’idée d’un programme génétique, c’est-à-dire d’une sorte de bibliothèque dans laquelle tout notre programme est inscrit en une certaine langue formée par combinaison à partir de l’alphabet que constituent les acides aminés, autorise à étudier le vivant comme une machine. Tous les vivants sont composés des mêmes entités élémentaires (protéines et acides nucléiques). La cellule constitue un grain de vie comme il y a des grains de matière (il n’est en fait pas certain que la métaphore du grain convienne à la matière). La biologie moléculaire met en lumière les mécanismes chimiques de l’hérédité.

2) le vitalisme
Les premiers vitalistes furent des médecins. Cependant, la thèse d’Aristote reprise par Saint Thomas et selon laquelle la vie est le principe d’animation des vivants, peut être considérée comme la première apparition du vitalisme. Le vivant possède en lui-même le principe de son mouvement. Si le non-vivant est en mouvement, c’est en vertu de quelque chose d’autre que lui. Le vitalisme est une principe de la philosophie de Teilhard de Chardin au 19è, puis au 20è de Bergson, à travers le concept d’élan vital.
Le vitalisme est une pensée dualiste qui juge le vivant irréductible à la matière. Il affirme qu’un principe vital est cause du vivant et repose sur le phénomène biologique fondamental qu’est la génération. Quoique non scientifique par sa démarche et son fondement, cette thèse a joué un rôle en sciences en désignant les insuffisances de l’explication mécaniste. Elle vaut surtout pour sa revendication de l’originalité du biologique.
Critiques dont elle fut l’objet, sachant que toute biologie qui refuse la réduction mécaniste est « soupçonnée » de vitalisme :
-         Elle fut dénoncée comme purement illusoire. Cependant c’est une illusion si pérenne qu’il convient de rendre compte de la vitalité du vitalisme.
-         Elle fut dénoncée pour son aspect ésotérique (discours réservé à des initiés), et en effet, il se réfère à des entités assez obscures. Le mécanisme reproche au vitalisme d’expliquer les phénomènes vitaux par des concepts indéfinissables, qui se substituent à l’observation. Cependant il s’agit de théories parfois fécondes.
-         Elle fut dénoncée au titre de l’usage réactionnaire qui en fut fait. Il est vrai que l’eugénisme raciste des nazis s’y référait.

C) la spécificité du vivant
1) L’homologie du vivant et de la machine est en partie justifiée pour la notion de programme, et pour l’homéostasie dont l’autorégulation de certaines machines telle la chaudière autorégulée ( la chaleur dilate les composants métalliques, ce qui entraîne un effet rétroactif sur le thermostat) peut paraître l’équivalent. Le processus de dégradation, qu’on appelle vieillesse chez le vivant, affecte également l’inerte. Cependant une machine se monte et se démonte. Le vivant quant à lui, se répare, cicatrise : la pince du crabe repousse.
2) Certains biologistes ont tenté de définir plus précisément les caractéristiques du vivant :
-         Monod, Le hasard et la nécessité 
La téléonomie : toutes les opérations du vivant sont comme ordonnées vers un projet. On ne peut comprendre l’œil qu’on rapportant son mécanisme au projet de la vue.
La morphogenèse autonome : le vivant développe ce programme par lui-même. Le milieu importe sous la forme de l’écosystème mais un poisson ne saurait devenir une grenouille sous l’influence du milieu. La machine possède une force motrice, le vivant possède une force formatrice. Il se produit lui-même.
Invariance reproductive : Le vivant transmet l’intégralité de l’information correspondant à sa structure à un autre vivant. Il reproduit dans un autre individu les caractéristiques de l’espèce.
-         Canguilhem : la connaissance de la vie. Le normal et le pathologique
La vie est invention de normes. La maladie se définit comme l’incapacité à poser des normes ou à modifier les siennes. Elle constitue une sorte d’engourdissement de la fluidité de la matière vivante. Ainsi la vie est pure activité, toujours au-delà de telle ou telle règle particulière. Elle échappe à toute détermination.
3) vie et mort
Dans les Recherches physiologique sur la vie et la mort (1801), Bichat définit la vie comme « l’ensemble des fonctions qui s’opposent à la mort ». Le corps vivant est le théâtre de cette lutte dont la santé et la maladie reflète les péripéties. Si les propriétés vitales l’emportent, l’être vivant guérit ; si les forces destructives l’emportent, la mort s’ensuit. La mort marque la défaite de ce principe de résistance qu’est la vie. Au contraire, les choses sont immuables comme la mort, leurs propriétés physiques sont éternelles tandis que les propriétés vitales sont éphémères. On retrouve le dualisme eros/thanatos chez Freud que l’examen des névrosés de guerre a conduit à l’élaboration du concept de pulsions de vie et de pulsions de mort. Le névrosé de guerre revit l’événement traumatique de façon compulsive (répétition qu’on ne peut empêcher). A partir de ces cas, Freud élargit le dualisme pulsionnel à l’univers entier : la vie suscitée par la matière inorganique tend à y faire retour. Le vivant tendrait donc à retourner l’inanimé. 


III- L’étude du vivant
A) le concept de finalité
1) C’est cependant par la notion de fonction  (organe vient du grec ergon qui signifie fonction) et de programme que le vivant semble se distinguer de la matière. La thèse mécaniste selon laquelle la fonction que peut assumer un être vivant n’est que le résultat mécanique et nécessaire de la rencontre contingente des éléments matériels et structurels qui le composent, se heurte à des difficultés.
a) L’organisme se réduit-il à une somme de cellules ?
L’organisme peut être défini comme la totalité unifiée d’un ensemble d’éléments solidaires. On peut distinguer la finalité interne, c’est-à-dire la solidarité des organes en vue du fonctionnement du tout, de la finalité externe, par laquelle un être devient utile à un autre être. Par exemple, le soleil est utile aux végétaux, ou bien, les fleuves charrient du limon qui fertilise les berges. L’affirmation de la finalité externe revient à penser la nature comme un gigantesque organisme. Les stoïciens l’appelaient le « grand animal ». l’hypothèse de la finalité offre une intelligibilité du système de la nature.
b) le primat de la cause motrice
Le mécanisme, en rapportant le vivant à ses déterminations physico-chimiques, oublie l’objet biologique comme tel. Elle en nie la spécificité. D’autre part, l’affirmation selon laquelle tout est réductible à la matière inerte est un énoncé général qui ne peut être ni confirmé ni invalidé par l’expérience. Il s’agit donc d’une simple hypothèse, d’un principe en tout cas non moins hypothétique que celui qu’il vise, la finalisme.
2) nécessité du concept de finalité
Aristote juge que la fonction commande l’organisation : « Ce n’est pas parce qu’il a telle matière, telle forme et telle genèse que l’œil voit (hypothèse mécaniste) ; mais c’est parce qu’il doit voir que l’œil a telle matière, telle forme et telle genèse. » La physiologie (cause finale) commande l’embryologie, la morphologie, etc… Un organe qui accomplit sa fonction accomplit son « œuvre propre ». La mort consiste précisément dans l’arrêt de la fonction : « Un cadavre présente les mêmes caractères matériels et structurels que le vivant qu’il était quelques instants plus tôt ; et pourtant, ce n’est plus un vivant. » Pour reprendre l’exemple de l’œil, il s’agit d’une réalité si complexe, que sa probabilité d’avoir surgi au hasard est aussi mince que la probabilité de voir d’un sac de lettres versées par terre surgir l’Odyssée d’Homère.
Les faits de finalité sont du reste aisés à relever. Que l’on songe en effet à l’homéostasie, phénomène finalisé et non conscient. Certaines espèces ont des convergences en rapport avec une fonction. Par exemple, tous les poissons à nage rapide présentent une même forme effilée ainsi qu’une nageoire dorsale.

B) critique du concept de finalité
1) Toutefois les contre-exemples à ces faits de finalité sont au moins aussi nombreux. La notion de finalité ne paraît pas s’appliquer universellement. Ainsi, nous constatons que les tâches rouges que présente le bec du goéland argenté servent de repère aux petits qui les frappent de leur bec quand ils sont affamés. Mais quelle est en revanche la fonction de la couleur des yeux de mon chat ? De la même façon, le dédoublement des organes joue manifestement un rôle pour certains d’entre eux. Le dédoublement des yeux permet la mise en relief, celui des oreilles favorise l’équilibre. Mais pourquoi possédons-nous deux reins, deux ovaires, deux testicules ? On répondra que la nature nous a généreusement dotés pour faire face à une panne éventuelle. Mais dans ce cas, pourquoi n’avons-nous qu’un cœur, et pourquoi pas quatre ovaires ?
2) La définition même de la finalité fait apparaître l’analogie implicite entre la nature et l’activité humaine. La finalité ou but ou intention est en effet définie par Kant dans la Critique de la Faculté de juger, § 10, de la façon suivante : « La représentation de l’effet est le principe déterminant de sa cause et la précède ». Prenons un exemple simple : je cours pour attraper mon bus ; attraper mon bus est la cause finale de ma course. En pensant le vivant sur le modèle de l’activité technique de l’homme, on court le risque d’une représentation anthropomorphique. Sans doute, cette analogie tire-t-elle sa légitimité du fait que nous sommes des êtres de la nature. La nature ne se comporte comme nous le faisons que parce que nous faisons partie de la nature.
3) de la téléologie à la théologie
Le finalisme affirme que tout est fait en vue de quelque chose. S’il doit y avoir des moutons, il doit y avoir de l’herbe. Mais comment déterminer la cause finale de tout ce qui est ? C’est ce qui explique, d’après Spinoza, que les hommes se mettent bien vite à délirer et s’imaginent que les vaches sont faites pour leur donner du lait (cf : Appendice au livre I de l’Ethique). Les hommes se posent en fin suprême puis concluent à un architecte du monde, c’est-à-dire à une intention qui, conjuguée à l’omnipotence, serait à l’origine de cette finalité. Il devient manifeste que la thèse finaliste ne peut manquer de retrouver la théologie, et l’on sait qu’elle constitue une des preuves de l’existence de Dieu dite preuve physico-théologique.

C) quel statut pour le concept de finalité ?
Le mécanisme est donc menacé de manquer son objet, et il ne semble pas dépourvu de tout présupposé métaphysique. Si tout est réductible au physico-chimique, la psychologie comme la biologie deviennent réductibles à la physique. D’une certaine façon, comme l’exprime Auguste Comte, la thèse matérialiste explique le supérieur par l’inférieur, c’est-à-dire le vivant par la matière inanimée. En biologie, la scientificité croissante passe par une affirmation du mécanisme et un rejet des thèses vitalistes et finalistes. Historiquement, on assiste à une sorte de renversement. Au 17è et 18è, les biologistes étaient volontiers vitalistes et les physiciens mécanistes. Aujourd’hui, les biologistes sont mécanistes tandis qu’avec la théorie quantique et la « dé chosification » de la matière, la physique des particules tout au moins, connaît un renouveau spiritualiste.
Il est certain que le concept de finalité n’est pas une notion scientifique. Il demeure en effet hors de portée de l’expérience. Comment ferait-on l’expérience de la solidarité des vivants dans une totalité organique ? Par ailleurs, il possède une dimension anthropomorphique, qui peut être dénoncée mais sur laquelle il pourrait devenir possible de fonder une science de l’humain. Si de droit, le concept de finalité reste soumis à la critique, il est invoqué de fait, car il permet sinon de connaître de vivant , au moins de le penser (cf. distinction kantienne dans le cours sur la liberté). La biologie fait donc « comme si » il y avait de la finalité dans la nature pour la rendre intelligible sans toutefois affirmer la réalité de cette finalité. Il s’agit en conséquence d’une principe heuristique et opératoire, d’une Idée au sens kantien. Le concept de finalité partage en définitive avec le mécanisme, son statut de méthode ou maxime pour le travail scientifique.

C) l’expérimentation en biologie
1) spécificité des concepts biologiques
Le vivant, à travers le concept de finalité, se voit appliquer des notions empruntées à la technique humaine. Toutefois, cette analogie peut se révéler un obstacle à la compréhension du vivant.  Prenons l’exemple de la circulation du sang. Le sang et la sève s’écoulent comme l’eau. Puisque l’eau irrigue le sol, on sera tenté de penser que le sang et la sève se répandent également par irrigation. Or irriguer, c’est perdre l’eau dans le sol. Le modèle d’irrigation empêche dès lors de comprendre la circulation du sang. Harvey, médecin anglais du 17è, proposa une preuve expérimentale de la circulation du sang en opérant une ligature des veines du bras. Ainsi naquit l’idée du circuit fermé : « Je me suis demandé si tout ne s’expliquait pas par un mouvement circulaire du sang. » Comprendre la réalité de la circulation du sang présuppose l’abandon du concept technique d’irrigation.
Que nous ayons à nous défier des concepts de l’entendement, des enseignements de l’intelligence, telle est la thèse que développe Bergson dans l’Evolution créatrice. Notre intelligence nous donne une maîtrise de la matière, du géométrique, de l’inerte, mais elle s’applique malaisément à la vie et au mouvant. Car ce qui semble absurde à nos yeux ne l’est pas forcément au regard de la nature. Les procédés de la vie présentent parfois un caractère illogique, absurde, qui nous déroute : « On serait fort embarrassé pour citer une découverte biologique due au raisonnement pur. Et, le plus souvent, quand l’expérience a fini par nous montrer comment la vie s’y prend pour obtenir un certain résultat, nous trouvons que sa manière d’opérer est précisément celle à laquelle nous n’aurions jamais pensé. » (Bergson, Evolution créatrice, introduction).

2) quelques difficultés méthodologiques
Parce que le vivant est un tout, il est difficile de l’approcher dans une perspective analytique (décomposition en éléments simples).
a) la spécificité ou le spécimen : le biologiste opère électivement sur tel ou tel animal selon le phénomène qu’il étudie. Il choisira de préférence le chien pour l’étude des réflexes, le pigeon pour l’équilibration, le rat pour les vitamines et le comportement maternel, le cheval pour la circulation du sang. Comment dans ce cas, peut-il généraliser la conclusion de l’expérience – de variété à variété puisque ce qui est vrai de l’une ne l’est pas nécessairement d’une autre. La loi de Pflüger sur la symétrie ne s’applique pas de la même façon aux animaux à démarche sautillante et à ceux dont la marche est diagonale (le chat, le chien) - et à plus forte raison, comment conclure de l’animal à l’homme ?
b) l’individuation : on choisit pour l’expérimentation, le meilleur spécimen d’une espèce. Comment être assuré dès lors que les résultats seront applicables à des individus de même espèce mais dotés de combinaisons génétiques différentes ?
c) la totalité : Si on étudie une organe, on le prélève, puis on le greffe. Mais a-t-on affaire au même organisme ? Un organisme après ablation d’un organe est-il un organisme diminué d’un organe ou un autre organisme ?
D) irréversibilité : Aucun animal n’est comparable à un autre, mais aucun animal n’est rigoureusement comparable à lui-même selon les moments où on l’examine. Selon les expression de Charles Nicolle, bactériologiste français du 19è, « le phénomène se modifie entre nos mains » ou encore « nous avançons sur une route qui marche elle-même ». Il désigne par là les modifications que produit sur l’organisme l’expérimentation. Un être vivant peut développer des résistances au traitement antibiotique par exemple. Comment conclure de l’expérimental au normal ?

3) l’éthique du vivant
a) La recherche sur les cadavres fut longtemps interdite et la dissection d’un corps mort considérée comme une profanation. L’école d’Alexandrie au 2è et 3è siècles avant Jésus Christ constitua une exception notable.
b) la vivisection : Il n’existe pas de droit des animaux. On juge en effet que pour avoir des droits, il faut être en mesure d’avoir des devoirs, ce dont seule la conscience nous rend capable. Les anglo-saxons développent une conception différente et tentent de fonder le droit des animaux sur leur capacité à souffrir.
c) la protection de la vie. Dans le Principe Responsabilité (1979), et Une éthique pour la civilisation technologique (1990), Hans Jonas assigne à l’homme une nouvelle mission. Nous devons modifier notre rapport à la nature (cf : texte de Serres) et considérer que nous ne logeons pas seulement dans la nature mais que nous avons le devoir de l’abriter. Nous devons, dit-il, faire vivre la vie. Sa conception donne lieu à la formulation d’un impératif catégorique dont la forme est empruntée à la philosophie pratique de Kant : « Agis de telle façon que les conséquences de ton action soient compatibles avec la permanence d’une vie authentiquement humaine sur terre. »
d) le choix de la mort : Hegel disait « ni le soleil ni la mort ne se peuvent regarder en face ». Quoique nous soyons tous condamnés, notre ignorance de la dernière heure est comme le gage illusoire de l’immortalité. Choisir sa mort, c’est prononcer l’inhumaine précision de cette condamnation. Encore faut-il distinguer le refus de l’acharnement thérapeutique et le refus d’un état stable mais pénible. L’euthanasie concerne essentiellement ce dernier cas. Il est peut-être heureux que l’homme répugne à légiférer dans un tel domaine, non que, à l’image de Créon, le législateur outrepasse ses prérogatives en légiférant sur la mort, mais parce que chaque cas est inédit, et ne peut être adéquatement subsumé sous l’universalité d’une loi. En France, les comités d’éthique se prononcent sur des cas singuliers. Peut-être conviendrait-il que la réflexion contemporaine sur le choix de la mort éclaire du même coup le tabou dont la mort fait désormais l’objet. Tandis que le gisant quittait jadis ce monde entouré de tous, on meurt aujourd’hui dans le silence et la solitude des hôpitaux. Le deuil doit se faire avec discrétion. L’engouement suscité par la crémation renforce le processus d’abstraction de la mort que plus aucun rituel n’accompagne. Puisque nous nous sommes faits libres de vivre (droit à l’avortement et à la contraception) et bientôt libres de choisir le moment de quitter l’existence, n’est-il pas temps aussi de réapprendre à mourir ?

Conclusion : la pensée et la vie
L’intelligence divise pour comprendre, elle mesure, quantifie. Par ces opérations elle se retire de la vie et instaure une distance entre l’homme et les choses. Le recul critique, comme l’a montré Descartes dans le cogito, est une dimension essentielle de la pensée. La pensée n’est pas pour autant en conflit avec la vie. Elle constitue une certaine réponse que trouve l’homme en tant que vivant confronté aux problèmes que la vie lui pose. La connaissance est en effet une façon de résoudre les problèmes que nous pose l’environnement. En ce sens, on peut dire que la pensée est l’œuvre d’un vivant et qu’elle figure sa forme spécifique d’adaptation au milieu. La tendance analytique de l’intelligence rend toutefois la vie difficilement accessible à la pensée, car la vie est formation de formes vivantes qui sont autant de totalités. En conséquence, elle doit être saisie dans une vision et non dans une division. La pensée doit s’efforcer de s’adapter à la vie en laissant l’esprit, capacité d’intuition et de saisie de l’indivisible, se substituer à l’intelligence analytique. Si comme le dit Canguilhem, « l’intelligence ne peut s’appliquer à la vie qu’en reconnaissant l’originalité de la vie », elle doit partager certaines des caractéristiques de son objet. Ainsi, comme la vie, dont c’est la propriété peut-être fondamentale, la biologie doit se faire créatrice.



La personne, autrui


  
La notion de personne :
Personne vient du grec persona qui veut dire masque, les acteurs portaient des masques figés en une unique expression, soulignant ainsi l’identité et le caractère unique de chaque personnage. Parler de quelqu’un comme une personne implique alors la part de rôle, de jeu, présent en chacun de nous comme acteur social. Souvent nous ne parvenons plus à distinguer entre le rôle social et notre identité, nous sommes notre fonction : médecin, enseignant, ouvrier… Plus encore que de jouer un rôle c’est souvent notre rôle qui nous joue… c’est ce qu’enseigne Sartre lorsqu’il pose que chacun danse sa profession, danse de l’épicier, du médecin,…
Et si les aléas de la vie arrache notre statut à notre existence il n’est parfois plus possible d’adhérer à soi, on ne se reconnaît plus. Lorsque Richard III est dépossédé de son trône il ne se reconnaît plus lui-même, privé de sa fonction il sombre dans la folie. Incapable de se reconnaître il réclame un miroir qui ne peut plus que lui renvoyer le reflet d’un homme et « seulement » d’un homme. Son visage n’existait que par et dans le regard des autres, privé de ce regard il ne se reconnaît plus lui-même. Prendre un contenu de l’extérieur, prendre pour contenu l’extériorité, la définition de l’hétéronomie qui s’oppose à l’autonomie – du fait de ne plus dépendre que de soi.
C’est certainement un mode d’abdication de sa liberté. Moment où l’on se fait chose pour ne plus assumer l’infini de la liberté et des possibles. S’enfermer dans u  rôle pour ne plus ressentir le vertige de sa propre puissance et de sa liberté. Je suis ce que je ne suis pas, et ne suis pas ce que je suis.
Pascal invite à retrouver son identité par une ascèse : se dépouiller des habits d’emprunt, redécouvrir par delà ce que nous avons ce que nous sommes. « Notre âme est indifférente à l’état de batelier comme à celui de duc » ( Discours sur la Condition des Grands). Non plus je ne suis mes attributs physiques, « celui qui aime quelqu’un à cause de sa beauté l’aime t’il ? Non : car la petite vérole qui tuera la beauté sans tuer la personne fera qu’il ne l’aimera plus ». Ce moi n’est donc ni dans le corps, ni non plus dans l’âme : car le jugement, la mémoire, la morale peuvent se perdre sans remettre en cause la présence du moi. Le moi se présente presque comme un fantôme, comme une impression fantastique et délirante. Je ne me possède que comme un costume, je m’habite mais je ne connais pas ma propre adresse.
D’un côté une personne qui se donne dans son statut social et ainsi se dissout dans l’éther de la société et de l‘universel, de l’autre une personne seulement elle-même, être biologique et singulier qui n’épuise pas les pouvoirs de l’espèce et qui ne peut se saisir pleinement sans l’apport des autres. Il faut rappeler ici la formule grecque gravée au fronton du temple de Delphes : connais-toi toi-même qui peut se traduire autrement par la prescription de ne pas oublier que tu n’es pas un Dieu. Connais tes propres limites. 


Autrui
Si le rapport à soi est impossible demeure la communication des consciences comme préoccupation. Pourtant Leibnitz se représente l’homme comme une monade, sans porte ni fenêtre, c’est un Deux ex machina qui seul peut harmoniser les parties de cette machine gigantesque qu’est l’existence. Descartes pour sa part montre que le cogito est aussi dans sa découverte celle d’une solitude radicale. La sensation étant dubitable, seule demeure la pensée. Seule ma conscience est réelle mais dans ce cas il est possible que les autres consciences n’existent que comme production de ma propre conscience, comme un rêve. Ma conscience étant la seule dont j’ai l’expérience tout le reste est un spectacle, un objet. Le danger du solipsisme guette alors. 
Esquisse d’une solution :
Le courant intellectualiste propose de fonder la certitude de l’existence d’autrui sur un raisonnement logique. Un raisonnement analogique montrera qu’autrui est. Si je vois dans la rue des chapeaux et des manteaux, je juge que ce sont des hommes qui passent. Je connais autrui par analogie avec moi-même, c’est ce que posent et Descartes et Berkeley. Mon expérience me permet de déchiffrer l’attitude des autres : un homme qui pleure me fait reconnaître qu’il est bouleversé – car je pleure lorsque je suis bouleversé. Je connais autrui  par ses gestes et ses attitudes, comme je me connais moi-même dans mes attitudes et états : la connaissance analogique permet donc le déplacement et l’interprétation. Mais ce raisonnement ne permet que d’aboutir à un raisonnement probable, on peut pleurer de rire ou de joie. C’est la situation et pas seulement le sujet qui m’informe de l’interprétation.
Pourtant l’existence d’autrui est un fait qui s’impose à moi, et il est indéniable. Tout comme la nature extérieure existe indéniablement. Nous éprouvons l’existence des autres consciences dans un sentiment originaire de coexistence. Husserl pose que « toute conscience est conscience de quelque chose », l’expérience d’autrui est vécue avant que d’être intellectualisable. L’enfant reconnaît le visage souriant et y répond alors qu’il est incapable encore de raisonner. La communication avec autrui est anté-langagière, elle se donne avant toute parole, inscrite dans les codes sociaux de chaque société. Le langage véhicule des codes impersonnels, l’intime se dérobe souvent dans les mots. Se faire comprendre n’est-ce pas déjà abdiquer devant l’insurmontable différence des êtres. Le langage servant alors comme parure, comme déguisement. Bergson pense ainsi qu’il sert seulement à dire les objets du monde, substituant à la pluralité une somme réduite de vocables – servant ainsi de classement et de nomenclature aux objets du monde – par extension il tente de faire la même chose avec autrui. L’enserrer dans des mots afin de le réduire comme objet à une chose simple et connaissable. Le langage est une proposition spatiale et une résolution du même type. Prendre la succession comme alphabet du monde, commode pour l’action des hommes il ne peut rendre compte de l’intime. Le langage permet un monde commun, un monde de concepts et de choses qui est un monde d’objets – ce n’est pas le monde des consciences. Parler alors pour ne rien dire vraiment, pour éviter de se confronter au vertige du silence qui peut saisir les êtres, qui donne à entendre parfois plus que le discours. 

Le conflit
Dire je équivaut à reconnaître l’existence des autres consciences, en s’opposant on devient soi, en s’écartant du tous, du nous, nous devenons je. L’enfant fait d’abord l’expérience du général avant de trouver sa place, il parle de lui à la troisième personne du singulier avant de dire je : et ce changement est si remarquable qu’il ne revient jamais en arrière explique Kant. Un simple regard peut devenir une convocation des consciences, ne pas regarder autrui comme un objet mais faire l’expérience de l’humanité par le regard. « Si j’appréhende le regard je cesse de percevoir les yeux .. ce n’est jamais quand des yeux vous regardent qu’on peut les trouver beaux ou laids, qu’on peut remarquer leur couleur » énonce Sartre (L’Etre et le Néant). Mais ce regard est aussi le rappel de l’affrontement des consciences. Surpris par le regard d’autrui je suis gêné, « j’ai honte de ma liberté en tant qu’elle m’échappe pour devenir objet donné » (L’être et le Néant). A mon tour je fige celui que je regarde comme objet et je fais l’expérience de ma propre puissance. Il y a autour du regard une stratégie de l’opacité, se voiler le regard pour ne plus devenir la proie ou ne plus être le chasseur.
La sympathie
La sympathie, l’expérience de l’amour, de l’amitié, permettraient une communication plus claire des consciences. Ici se distingue l’amitié – cette philia grecque – de la simple camaraderie. Les camarades sont ceux qui partagent le même univers et œuvrent ensemble dans un but commun. Au contraire l’amitié est élective, elle suppose délibération et choix de la conscience. La camaraderie est externe alors que l’amitié est interne aux sujets. Il y a ainsi des formes de « contagion affective » lorsque je rentre dans un café je suis touché par l’ambiance des lieux, je peux ainsi être joyeux dans une fête par simple mimétisme, il y a ici une forme d’abdication de la personne qui est bien toute de convention. Lorsque la panique gagne la foule tout le monde s’enfuit, le mouvement de la foule est irréversible, il est comme un courant affectif. La sympathie est autre chose, il s’agit d’un mouvement, d’une direction de la conscience – elle transcende en ce sens l’affectivité : par la sympathie je puis connaître la souffrance mais non la partager. Je peux ainsi comprendre des émotions que je ne connais pas – la sympathie élargit mes horizons alors que la connaissance analogique est une  connaissance familière, restreinte. Lire dans un visage une candeur que je ne pouvais imaginer, dans un regard une haine intense. Découvrir le visage d’autrui comme une carte aux trésors, fondant émotivité et réceptivité et pourtant au cap des tempêtes de l’expérience humaine. 

Matière et esprit : l’esprit devant la matière Théorie et expérience : l’épistémologie de la physique


Plan :
I- l’épistémologie de Gaston Bachelard
A) la psychanalyse de l’esprit scientifique
B) statut de l’expérience dans la science contemporaine : le morceau de cire
C) la phénoménotechnique
II- théorie et expérience
A) la méthode expérimentale
B) l’induction
C) la construction des modèles scientifiques
III- vérité et progrès dans les sciences physiques
A) discontinuité du progrès des sciences
B) la scientificité
C) critères de vérité


 Introduction :
La question de la préséance de l’hypothèse sur l’expérimentation est commune à toutes les sciences de la nature. Dans l’étude du vivant, outre les questions éthiques posées par l’expérimentation sur l’animal, les scientifiques se heurtent au problème de la validité des généralités induites à partir de l’étude d’individus. En physique, il semble qu’on puisse reproduire indéfiniment les expériences, et que l’induction soit à la fois possible et légitime. On peut toutefois s’interroger sur la légitimité de passer d’un nombre fini de cas à l’énoncé d’une loi. Or non seulement la loi en physique risque de voir limiter ses prétentions à une validité universelle, mais devant les changements de paradigme, on peut également s’interroger sur la prétention de la physique à rendre compte de la nature. Au 17è siècle, le rationalisme classique (Descartes, Spinoza, Leibniz) pense la vérité comme la correspondance entre les idées et les choses. Dans cette perspective, la science serait le reflet de l’ordre naturel. On se souvient toutefois que Descartes invoquait Dieu comme le garant de cette adéquation. Il semble que l’épistémologie contemporaine soit rationaliste en un tout autre sens. A partir de Kant, en effet, et la seconde préface à la Critique de la raison pure, l’expose clairement (cf : texte de Kant dans le cours sur la liberté), le rationalisme désigne moins le pouvoir de la raison à rendre compte du réel puisque de la chose en soi nous ne pouvons rien savoir, mais le rôle de la raison dans la connaissance et sa priorité sur l’observation. C’est l’homme qui pose des questions à la nature, c’est lui qui instruit l’expérience plutôt que l’expérience qui l’instruise. Mais si la raison est première, elle précède l’observation en décidant de ce qui doit être observé et devient constitutive du phénomène lui-même. C’est pourquoi Bachelard peut dire que les faits sont produits et non donnés. Si l’on accorde au scientifique un tel rôle dans la constitution de son objet, force est de se demander ce qu’il parvient à savoir au juste des phénomènes naturels.

I- L’épistémologie de Gaston Bachelard
Gaston Bachelard est un épistémologue français du 20è siècle, auteur de nombreux ouvrages : La formation de l’esprit scientifique, le nouvel esprit scientifique, la philosophie du non, le matérialisme rationnel, le rationalisme appliqué, etc...Il y développe une conception originale du fonctionnement de l’esprit scientifique et des obstacles que rencontre intrinsèquement l’activité du chercheur.

A) la psychanalyse de l’esprit scientifique
Bachelard examine la genèse scientifique et applique à l’activité scientifique certains concepts freudiens.
1) la catharsis : par ce terme aristotélicien qui désigne la purification des passions qu’engendre leur représentation sur scène dans le théâtre tragique, Bachelard propose de purifier l’esprit scientifique de ce qui en lui fait obstacle à son propre développement. Il existe en effet des obstacles intellectuels que l’esprit doit surmonter pour élaborer un savoir. La psychanalyse de l’esprit scientifique consiste à distinguer puis à éliminer cette forme d’Inconscient c’est-à-dire ces idées qui empêchent la marche de l’esprit. La raison scientifique est donc un résultat plutôt qu’un point de départ, elle se constitue historiquement.
2) rupture avec l’opinion :
- critique de l’opinion. Selon Bachelard, la pensée scientifique, voire la pensée simplement, s’oppose rigoureusement à l’opinion et doit la détruire. L’opinion est en effet n’argumente pas, elle ignore les raisons de ce qu’elle soutient. La pensée, ainsi que la définissait Platon, est opinion droite accompagnée de logos. Savoir ne suffit pas, encore faut-il savoir pourquoi nous savons. C’est la raison pour laquelle une opinion qui, par hasard, serait juste, aurait tout de même tort, puisqu’elle ne saurait répondre d’elle-même. En outre, elle traduit un désir, ce qui signifie qu’elle est orientée par l’intérêt, et qu’elle saisit les choses par leur utilité. Mais l’opposition se radicalise lorsque Bachelard met en lumière la spécificité de l’esprit scientifique. Le scientifique doit posséder « le sens du problème ». Cela signifie doit discerner les problèmes car ils ne surgissent pas d’eux-mêmes. Paradoxalement, c’est dans la capacité de poser des problèmes que Bachelard situe l’essence de la science, davantage que dans les réponses qu’elle donne. Or l’opinion, inversement, donne les réponses à des questions qu’elle n’a pas pris la peine de poser : « Elle a toujours plus de réponse que de question. »
- rupture avec la pensée préscientifique : la pensée préscientifique est illustrée par la science des salons qui montrait beaucoup d’engouement pour les manifestations sensationnelles de sciences parfois balbutiantes. Les salons apprécient beaucoup les expérimentations parfois fantaisistes censées rendre compte de l’électricité. Bachelard parle à ce sujet d’une « science foraine », une science de bateleurs et d’illusionnistes, très éloignée de la rigueur voire de l’ennui que l’on doit accepter des sciences véritables. Or cet esprit préscientifique est récurrent, c’est-à-dire toujours prêt à ressurgir. Il est tout aussi constamment à combattre.
La science, en rupture avec l’opinion, la pensée préscientifique, avec aussi, comme on le verra les connaissances antérieures l’évidence, l’immédiat, possède un caractère polémique et révolutionnaire : « on connaît contre une connaissance antérieure », « l’évidence première est toujours une erreur première ».

B) statut de l’expérience dans la science contemporaine : le morceau de cire
Dans la seconde Méditation métaphysique, Descartes s’interroge sur la substance de la cire. Héritier de la pensée grecque selon laquelle l’être parfait est défini par son immutabilité par opposition au monde du devenir, Descartes cherche ce qui dans la cire demeure identique à elle-même, soit son élément de permanence. Cet invariant qui correspond à la substance permet de la penser clairement et distinctement à part des autres corps. L’expérience devient une école du doute car aucune des sensations immédiates ne demeurent permanentes. Toutes les propriétés matérielles de la cire sont fugaces et insaisissables. Descartes critique donc la position empiriste qui réduit la cire à ses propriétés extérieures et se figure connaître la cire par ces propriétés changeantes. Les empiristes confondent la substance et les accidents. Or les qualités sensibles doivent être exclues de la représentation que nous nous faisons de la cire. La substance de la cire ne peut être conçue que par l’entendement, l’expérience ne pouvant instruire que négativement en enseignant ce que la cire n’est pas. Descartes de l’analyse du morceau de cire, que ce ne sont pas les sens mais l’entendement qui nous enseigne ce qu’est la cire. A quelques siècles d’intervalle, Bachelard répond à Descartes en substituant une épistémologie de la relation à une épistémologie de la substance. Les transformations de la cire ne sont pas des accidents mais la substance même de la cire pour autant que ce terme conserve un sens. Car la substance doit en effet être pensée comme une contexture d’attributs, un tissu de relations. La cire devient l’ensemble des transformations auxquelles elle se prête. Etudier un phénomène revient à établir toutes ses variations, à objectiver toutes ses variables.

C) la phénoménotechnique
Ce terme inventé par Bachelard désigne une caractéristique de la science contemporaine : la production de phénomènes au moyen d’instruments.
1) connaissance sensible et instruments : Descartes tenaient les sens pour trompeurs. La science, en inventant des instruments permettant l’exploration de l’infiniment grand et l’infiniment petit à modifier le rapport de la connaissance à la perception. En rendant visible l’invisible (infiniment éloigné ou infiniment petit), les instruments ont comme élargi notre sensibilité. Dans une autre perspective, on pourrait concevoir que les instruments nous ait plutôt affranchi de la sensibilité. On décrit même ce que l’on ne voit pas. En ce sens, la science contemporaine a opéré une disjonction du réel et du perçu. En s’arrachant à la sensation, la science se soustrait à l’anthropomorphisme induit par la sensibilité. En optique physique, par exemple, il n’est plus question de l’œil humain.
D’autre part, les instruments résultent de l’application d’un savoir, ils sont du savoir incarné, devenu chose d’où les deux expressions par lesquelles Bachelard les désigne : les instruments sont des « théories matérialisées » ou des « théorèmes réifiés ». Le microscope prolonge l’esprit plus encore que l’œil.
2) la mesure : l’expérience subjective est singulière et qualitative, elle doit être transformée en données chiffrées pour être universalisée. Par exemple, la sensation de chaleur est mesurée par un instrument à partir d’une unité de mesure fixée conventionnellement. Elle peut alors être figurée par des données chiffrées. On sait que le choix de l’unité de mesure peut affecter d’une façon très sensible le résultat. De même, l’utilisation d’instruments perturbe l’objet à connaître. Ne dit-on pas « observer, c’est perturber ».La mesure en ce sens ce crée-t-elle pas un état nouveau ? L’interaction du sujet connaissance et de son objet est devenu un principe dans les sciences de la nature comme dans les sciences humaines : « La connaissance change le connu ». La relation d’incertitude d’Heisenberg a parfois donné lieu à une telle interprétation (on ne peut connaître avec une égale précision la vitesse et la position d’un corpuscule).
3) la production du phénomène
Kant donnait l’exemple de Galilée utilisant un plan incliné rendu lisse afin de supprimer les forces de frottement, et s’efforçant de supprimer les phénomènes parasites pour analyser la loi de la chute des corps. Bachelard à son tour met en évidence le caractère factice de l’expérimentation. Le scientifique doit filtrer, épurer et finalement produire un phénomène qui n’existe pas comme tel dans la nature. Pour reprendre l’analyse du morceau de cire. Descartes assimilait la cire pure à la cire originelle, intouchée. Pour Bachelard, la cire pure est le résultat d’une multitude d’opérations visant à séparer la cire de ce qui s’y trouve mêlé dans la nature. Ainsi est produite une gouttelette de cire pure, artificiellement produite. Le scientifique n’approche donc la nature que dans l’artifice du laboratoire, comme l’artiste qui a recours à l’illusion pour rendre le réel, il s’éloigne de la nature pour l’expliquer : « le laboratoire est la négation de la nature ».


 II- théorie et expérience
A) la méthode expérimentale
Texte de Claude Bernard, extrait de
Dans ce texte, Claude Bernard expose les trois temps de la « valse expérimentale ». L’expérimentation suit en effet des étapes cycliques et indéfinies.



                                   Hypothèse                                          nouvelle hypothèse
                                               Vérification                observation                             vérification
                                                                                  Corrections    
Observation d’un fait                                    expérimentation                                                         etc.
premier naturel

Selon la thèse empiriste développée ici, la théorie serait comme contenue dans les faits naturels d’où il suffit de l’extraire. L’esprit serait une table rase sur laquelle les choses viendraient faire impression : « ce fait me frappa ». Par l’observation, la pensée s’élève du fait premier naturel à l’hypothèse théorique. Bachelard soutient au contraire, que l’homme de science ne se contente pas d’observer un fait premier naturel mais qu’il produit une expérience chargée de faire apparaître l’objet d’étude, c’est-à-dire ce que la nature occulte, d’où sa proposition : « Il n’y a de science que de ce qui est caché ». Il n’existe donc pas de fait premier puisque :
-          tout fait suppose des connaissances antérieures d’où il tire sa signification. Bachelard reprend la thèse de Kant selon laquelle l’objet est soumis aux exigences de la raison qui l’élabore. Le fait n’existe pas en soi, une certaine de la représentation de la réalité lui préexiste. Ce fait n’est donc ni premier, il est un résultat, une production, ni naturel, puisqu’il n’existe pas comme tel dans la nature. La nature ne nous enseigne rien que nous ne commencions par chercher. Ce n’est donc pas la nature qui provoque la connaissance que nous en prenons. La science du reste commence véritablement lorsqu’elle s’affranchit de l’intérêt pour l’exceptionnel et prend les phénomènes d’une grande banalité pour objet de sa réflexion. En montrant que le travail de l’esprit est la condition nécessaire de toute connaissance, on dissipe la vision mystificatrice de génie scientifique.

B) l’induction
La physique repose sur l’induction, soit le passage du particulier au général. Cette induction est un principe dont nous usons dans notre vie quotidienne, et dont nous faisons souvent un usage abusif. Nous usons de précipitation en effet, lorsque nous généralisons à partir de quelques expériences particulières, telle de dinde de Noël qui se trouve si bien traitée qu’elle en conclut hâtivement à l’énoncé général : on me nourrit fort bien ici. Mais le 24 Décembre arrive, et la dinde est forcée de revoir ses prédictions. Hume dans ses Enquêtes sur l’entendement humain, section IV, propose une critique de l’induction.
A)« Le soleil ne se lèvera pas demain, cette proposition n’est pas moins intelligible et n’implique pas plus contradiction que l’affirmation il se lèvera. Nous tenterions donc en vain d’en démontrer la fausseté. Si elle était démonstrativement fausse, cela impliquerait contradiction et l’esprit ne pourrait jamais la concevoir distinctement. » L’argument de Hume consiste à invalider l’induction par une sorte de preuve par l’absurde inversée. Il montre que son contraire est non contradictoire. La nature peut sans contradiction changer ses règles. C’est pourquoi l’induction est un saut illégitime du fini à l’infini. On conclut en effet d’un nombre nécessairement fini de cas expérimentés (n) à l’universalité d’une loi qui s’appliquerait à tous les cas possibles.
Remarques sur l’induction :
- donc le passage du fini à l’infini est illégitime. Cependant, il n’y pas lieu d’établir une loi pour un nombre fini de cas, le dénombrement est dans ce cas possible. Ainsi, c’est la loi dont le rôle est de prévoir, qui implique l’universalité et du même coup une généralisation infondée.
- A combien s’établit le nombre de cas observés permettant la formulation d’une loi ?
- Les conditions de l’observation varient. On affirme cependant que les circonstances sont analogues. La science repose sur l’analogie.
- puisque le fait est construit, il suppose des connaissances et d’autres phénomènes qui lui donnent son sens. La constitution du fait est déjà de l’ordre de la généralisation.
Conclusion sur l’induction :
- une hypothèse ne peut pas être vérifiée par l’expérience, elle reste suspendue à l’éventualité d’un contre-exemple. On dit qu’une hypothèse ne peut être vérifiée mais seulement corroborée. Un énoncé en physique est en conséquence à la fois vrai et provisoire.
- L’induction est par sa définition le symétrique de la déduction. En réalité, l’induction désigne la capacité inventive au cœur de la science. Une hypothèse est le produit de l’imagination, de l’invention et du sens du problème dont Bachelard fait la caractéristique de l’esprit scientifique.
- l’induction consiste à abstraire une propriété commune de choses particulières. Elle rend en conséquence possible par exemple, le classement des espèces.
b) la causalité : nous constatons souvent une conjonction entre deux phénomènes. Mais nous ne voyons rien dans les choses qui explique leur relation. Nous les inférons à partir de nos habitudes mentales. Or nous passons de l’idée d’une conjonction constante à l’idée d’une connexion nécessaire. Cette nécessité n’est telle que pour nos esprits.
Si l’expérience le livre rien de nécessaire, si elle ne peut fonder ni l’universalité ni la nécessité des concepts, et si toute connaissance repose en définitive sur nos habitudes mentales et de simples croyances, l’esprit est logiquement conduit au scepticisme. Ainsi, le scepticisme est la conséquence de l’empirisme. Pourtant les sciences possèdent un réel pouvoir prédictif et heuristique. Russell, dans Problèmes de philosophie, tente de démontrer que les exceptions sont surmontées par une théorie plus générale. En effet, des lois plus générales proposent l’explication des exceptions. Par exemple, les avions et les ballons sont des contre-exemples à la loi : un corps lâché dans l’air tombe. Mais la loi de gravitation explique ces exceptions.
On retiendra toutefois que la science physique contemporaine assume le caractère probabilitaire et provisoire de ses énoncés, et renouvelle la conception du vrai.

C) la construction des modèles scientifiques
Etude du texte de Max Planck extrait de L’image du monde dans la physique contemporaine.
Planck expose dans ce texte, une théorie des trois mondes. Il distingue en effet monde sensible, monde réel et monde de la physique. Il part du constat que la science physique se construit par des mesures et que toute mesure est liée à une perception physique. Les physiciens semblent donc n’avoir à faire qu’avec le monde sensible, c’est-à-dire le monde tel qu’il est perçu.
Mais :
-          La raison nous enseigne que si nous tournons le dos à un objet en nous éloignant de lui, il en reste quelque chose quoique nous ne soyons plus là.
-          La raison nous dit que l’humanité toute entière avec l’ensemble de ses sensations, notre système planétaire même, ne sont qu’une infime partie d’une nature sublime et insaisissable.
-          La raison nous suggère que les lois de la nature ne surgissent pas du cerveau humain mais qu’elles ont existé avant la vie sur terre et existeront lorsque le dernier physicien sera mort.
En conséquence : Il existe un monde réel derrière le monde des sensations. Ce monde réel est indépendant de notre existence. De celui-ci, nous ne pouvons acquérir la connaissance directe mais seulement l’appréhender par l’intermédiaire du monde senti.
Planck élabore donc une double hypothèse : il existe un monde réel inconnaissable tel la chose en soi ou noumen kantien. Ce monde réel est indépendant de notre perception. Dès lors, le monde du physicien apparaît comme une construction destinée à décrire le plus simplement possible le monde senti, et à offrir du monde réel, une connaissance aussi complète que possible. Mais pour reprendre une métaphore d’Einstein, le monde est à l’image d’une montre fermée dont le mécanisme demeure caché. Ainsi, la réalité reste à jamais une énigme ou selon l’expression de Bernard d’Espagnat, « le réel est voilé ». Une théorie peut alors se définir comme un ensemble d’hypothèses destinées à rendre intelligible le réel, d’unifier la diversité phénoménale. Mais la réalité objective restant hors de portée de la science, comment définir la vérité d’un énoncé scientifique ? Du reste, cette recherche d’intelligibilité peut s’illustrer dans des représentations vulgarisées et fausses de phénomènes qui défient nos capacités représentatives. La physique des particules affirme que la matière n’est plus définie par le poids ou la localisation. L’électron est dépourvu d’extension, il est onde ou corpuscule de façon indéterminée. La question de l’objectivité renvoie donc d’une part à l’impossibilité pour la science de coïncider avec son objet, d’autre part, avec le caractère irreprésentable de l’objet dans la science physique contemporaine, la dé chosification de la matière. Il est donc possible de conclure que les théories sont des paradigmes, des modèles dont rien ne garantit l’adéquation avec la nature ; et que les lois ne sont pas des reflets mais des inventions. Nous l’élaborons que les lois de nos représentations de monde. A ce titre, une analogie avec le travail de l’artiste est doublement permise : d’une part, le rapport à la nature est indirect et médiatisé par nos représentations, d’autre part, la science comme l’art implique la création.


 III- vérité et progrès dans les sciences physiques
A) le progrès
1) Bachelard affirme le caractère révolutionnaire de la science. Les connaissances antérieures peuvent constituer un tissu d’erreurs, destiné dès lors à être invalidé. La science progresse donc par rectifications successives, d’une façon discontinue.
2) Kuhn, dans Les structures des révolutions scientifiques, rejoint l’analyse de Gaston Bachelard. Il propose la notion de refonte épistémologique pour rendre compte des changements de paradigme. Soit la science normale, constituée de l’ensemble des convictions partagées par un groupe scientifique à un moment donné. Cette science normale se heurte à des faits polémiques, c’est-à-dire qui ne s’intègrent pas dans la théorie. L’expérimentation a donc invalidé certaines hypothèses constitutives du paradigme. Pour sauver la théorie, on ajoute des hypothèses ad hoc. Lorsque ces hypothèses se multiplient, il devient nécessaire de changer de paradigme. C’est le moment proprement révolutionnaire. Une fois que le nouveau paradigme est élaboré, une nouvelle science normale s’instaure.
Le paradigme désigne la vision commune des chercheurs. Il permet de redéfinir la notion d’objectivité. Celle-ci ne désigne plus la capacité de la science à déterminer des propriétés objectives, mais la faculté de limiter les effets de la subjectivité par la soumission au test expérimental. Ce n’est pas en tant que connaissance de l’objet que la science est dite objective, mais en tant qu’elle met en forme des notions universelles.
D’autre part, on peut faire de la possibilité du progrès la marque de la vérité scientifique. Lakatos considérait qu’un programme de recherche devait être accepté dès lors qu’il conduisait à de nouvelles prédictions dont quelques unes au moins se montreraient correctes.

B) la scientificité
La science implique par principe une légitimité dont tous les énoncés ne peuvent se réclamer. Il convient donc de distinguer la science de ce qui prétend indûment en faire partie. On peut énoncer deux critères principaux :
-          l’expérience doit être reproductible. On tient alors les variations expérimentales pour négligeables, et on a recours à l’analogie. Certaines sciences reposent toutefois sur une spéculation et des calculs mathématiques en l’absence d’expérience possible. C’est le cas de l’astrophysique. Vérification et réfutation sont asymétriques.
-          Dans Conjectures et réfutations, Karl Popper propose le critère de la falsification, théorie appelée le faillibilisme. Est scientifique, un énoncé susceptible d’ être invalidé par l’expérience. La science ne peut trouver de certitude par l’expérience (impossibilité de la vérification) mais elle doit pouvoir être critiquée par l’expérience. Ainsi, certains énoncés sont infalsifiables :
-          « Dieu existe » : aucune expérience n’est susceptible d’invalider cette proposition
-          « Soit il pleut, soit il ne pleut pas » : tautologie
-          « Les catastrophes que Dieu nous envoie sont destinées à nous éprouver » : les interprétations sont infalsifiables. Popper en conclut au caractère non scientifique du  marxisme ou « socialisme scientifique » qui prétendait énoncer les lois de l’histoire : « Ce n’était pas le doute sur la vérité de ces théories qui me préoccupait, mais au contraire, ce qui me préoccupait, c’est que rien ne puisse les réfuter ». Impossibilité de la réfutation est la marque de la non scientificité des théories, ce qui s’applique aux disciplines herméneutiques. Bachelard mettait en évidence la non discursivité de la psychologie, constitué d’énoncés non falsifiables. On retiendra la formulation de Minkowski : « Pour qu’on puisse avoir raison, il faut qu’on puisse avoir tort ».
Une objection est toutefois possible : toute théorie rencontre des faits polémiques, faut-il pour autant les rejeter ?

C) critères de vérité
Une théorie physique est donc non pas vraie mais tenue pour telle à conditions de satisfaire à plusieurs exigences :
-          elle doit être non contradictoire, c’est-à-dire être formellement vraie. Ce critère de vérité qui prévaut en mathématiques, s’applique dans une moindre mesure à la physique.
-          Elle doit être conforme à son objet, conformité que attestée autant que possible par le test expérimental. Elle doit donc être matériellement vraie, c’est-à-dire non infirmée.
-          Elle doit être unifiée et constituée d’axiomes formalisés réduits au plus petit nombre possible. Longtemps, les savants ont faits de la simplicité de leurs énoncés un gage de leur vérité. Ils se fondaient sur une hypothèse théologique selon laquelle Dieu a appliqué à la création du monde, un principe d’économie : le moins de dépense pour le maximum d’effet. Ce préjugé en faveur de la simplicité s’est transformé en souci du style et de l’élégance. Celle-ci devient une sorte de critère subsidiaire, permettant de départager deux théories concurrentes.
-          De la même façon, une théorie peut être plus vraie qu’une autre en fonction de son étendue explicative, c’est-à-dire du nombre de phénomènes dont elle rend compte. La fécondité d’une théorie est donc liée à son extension. Cette volonté de faire prévaloir une théorie sur une autre s’impose parfois lorsque deux paradigmes sont en concurrence. Il n’arrive pas souvent qu’on puisse élaborer une expérience cruciale ou experimentum crucis de Bacon, c’est-à-dire une expérience dont les résultats observables permettent de trancher absolument entre deux hypothèses concurrentes.



Conclusion : Descartes supposait une réalité une, une science une qui en rende compte et une vérité universelle et absolue. Cependant, cette vérité définie comme adéquation du jugement aux choses ne pouvait être assurée que par la méditation divine. L’épistémologie contemporaine des sciences de la nature a révisé les prétentions de la science à énoncer la vérité. Elle admet désormais une régionalisation des savoirs, et une relativité des lois au domaine d’objets considéré. Elle admet également le caractère probabilitaire et provisoire des lois. La corroboration indéfinie se substitue à la preuve. Toutefois, en modifiant son acception du vrai, la science interroge aussi son rapport au réel. La connaissance scientifique s’appuie sur une réalité artificiellement produite dans l’expérimentation par le biais d’instruments. Elle connaît le réel de façon indirecte par les modèles qu’elle en construit. Son objectivité ne désigne plus l’adéquation à l’objet mais le consensus autour d’un paradigme qui fait temporairement ses preuves face à la réalité. Car le paradoxe de la science consiste en ce que ses énoncés dont l’approximation par rapport à l’objet n’est pas même mesurable, sont  pourvus d’une efficace sur la réalité. Ni reflet, ni fiction, selon l’expression de Pierre Duhem, la théorie est une manifestation du rapport de l’esprit humain au monde qui a ceci de spécifique qu’il enregistre du réel lui-même sa validation provisoire. Pour le reste,  l’activité scientifique, proche à certains égards de l’activité créatrice de l’artiste, témoigne de l’esprit humain, de sa recherche d’intelligibilité, des limites internes à la connaissance et de la puissance de l’imagination la plus propre à les surmonter.




Présentation

Il y a une nécessité de se mettre au travail en même temps qu'une difficulté à le faire sans un guidage suffisant et une mise à disposition d'un espace de compréhension et d'analyse. Ce blog à pour objectif de rendre la réflexion philosophique plus accessible.